La piraterie et la propriété intellectuelle à l’ère du numérique : décryptage de Raphaël Lellouche
- Genèse et difficultés de la notion de propriété
- Propriété et matérialité sont deux notions originellement rattachées
Le droit sur la propriété a longtemps été que la propriété c’est les objets matériels. Sous toutes les formes : toutes les tailles, ce peut être des bâtiments, la terre, etc. Avoir la propriété de quelque chose c’est en disposer librement et exclusivement et ça veut dire aussi avoir le droit de le détruire. Ca veut dire en jouir librement, et exclusivement, c'est-à-dire qu’on en fait l’usage qu’on veut. Effectivement que ce soit l’usage momentané ou dans la durée, dans tous les cas ça repose sur une matérialité de l’objet. Il peut arriver qu’on détache l’objet nu (l’objet matériel) de l’usufruit (droit de jouissance). On peut jouir de l’usufruit sans posséder l’objet. Le droit n’a pas été beaucoup plus loin que ça car jusqu’à il y a peu de temps seuls les objets matériels que ce soit naturels ou artificiels : les objets techniques, les choses (en droit, c’est le mot) pouvait être possédés. L’idée de propriété est naturellement associée à l’idée de matérialité. Cette propriété est exclusive dans le monde moderne. Avant il pouvait y avoir des droits de propriété superposés. Mais dans le droit romain, à partir des 16ème – 17ème siècles, c’est l’exclusivité sur la chose qui est le droit de propriété.
- Les biens communs – les biens appropriables
En dehors de cela, il y a des choses qui ne sont pas des choses et dont on peut jouir communément, sur lesquelles on a un droit commun. Par exemple, les choses qui existent en abondance : l’air par exemple, on ne peut pas se l’approprier en droits privés. De même, lorsque la conquête du monde a commencé au 14eme siècle, les terres inhabitées étaient considérées comme sans propriétaire. Elles étaient à ceux qui les découvraient en premier. On appelait cela des res nullius , c’est-à-dire des choses nulles. Ce sont des choses qui ne sont pas appropriées, mais qui sont appropriables. Les res nullius peuvent aussi être des choses trop grandes pour que quelqu’un mette la main dessus. La mer est res nullius : personne ne peut mettre la main dessus et dire : « c’est à moi ».
Depuis le 17ème , J. Lock dans ses TwoTreaties of civil government , est appropriable tout ce qu’un homme peut s’approprier par ses mains et tout ce qu’il peut créer par son travail en vue de sa consommation. Au delà de ça, s’il ne peut pas travailler un champ, si c’est au-delà de ses forces, l’immensité du champ sur lequel il ne peut pas mettre la main, il ne peut pas la considérer comme sa propriété. La propriété, c’est ce qu’on peut s’approprier. C’est donc d’abord une réalité matérielle. Même les terres, on ne peut se les approprier que jusqu’à un certain point : dans les limites de nos capacités à les travailler. On ne peut pas s’approprier trop de terres si ça dépasse nos capacités de travail, même s’il n’y a personne dessus.
Quand les terres deviennent rares (qu’il y a du monde sur les territoires) à ce moment là intervient une close particulière pour définir la propriété : tu as le droit de t’approprier tout ce que tu peux saisir et faire valoir par ton travail à condition de ne pas léser un autre propriétaire qui n’aurait rien.
La propriété est donc définie d’emblée comme exclusive, non pas illimitée mais limitée par la rareté et par le droit égal d’autres propriétaires à posséder quelque chose. Ce modèle là est fondé sur un rapport d’appropriation quasi manuel. C’est la main, prolongée par l’outil de travail, qui définit la propriété. Il y a un caractère physique qui détermine la propriété. Il y a un lien naturel entre le caractère physique de la chose et l’idée de propriété. La limitation de la propriété tient au fait que tout n’est pas appropriable.
Et puis il y a des biens communs (Common goods). Les biens communs, comme les forêts, le droit de chasse, le droit de glanage (le droit de ramasser des grains tombés, du bois mort, de prendre une pomme ici ou là quand on en a besoin) c’était une espèce de filet de protection pour les plus pauvres. Pour ces pauvres il y avait toujours les biens communs à leur disposition, même s’ils n’étaient pas propriétaires du terrain.
- La mise en place de la dialectique propriété/vol
Au 17 ème siècle a lieu le mouvement des enclosures, suite auquel on a supprimé le droit de glanage : les droits marginaux concédés aux non propriétaires ont été supprimés. On a enclot les terrains, c'est-à-dire qu’on a mis des clôtures autour des terrains qui représentaient des limites infranchissables. Prendre devient criminel. C’est une propriété privée qui ne laisse pas une marge de bien commun appropriable par les plus pauvres. Et c’est là que la dialectique entre propriété et vol se met en place. Hegel considère que ces concepts sont contradictoires, mais s’impliquent réciproquement, et donc que ce sont les mêmes, au fond. Au contraire Proudhon dira : « la propriété c’est le vol ». Proudhon identifie la propriété privée à ce qui devrait être selon lui à la disposition de tout le monde, de même que l’air, que l’eau, que ce qu’on trouve sur les bords des chemins, etc.
- Le paradoxe des biens immatériels
A partir du moment où apparaissent des biens immatériels, il devient très difficile de concevoir qu’on leur applique (alors qu’ils n’ont pas de substance, qu’ils ne sont pas délimitables, mesurables) la même notion de propriété qu’on appliquait jusque-là aux choses physiques, matérielles. Ces choses : on ne peut pas les saisir. Comment se les approprier ? Le vocabulaire qui les décrit d’ailleurs montre bien qu’il est difficile de se les approprier: les flux…
On ne peut pas les saisir, on ne peut pas mettre la main dessus. Et puis ils se répandent. On ne peut pas les garder, les retenir. Il est difficile de leur appliquer quelque chose qui a été conçu pour des choses matérielles.
Le premier problème est celui des idées. Le droit d’auteur est une acquisition assez récente, avant on ne pensait pas que l’idée pouvait appartenir à quelqu’un. D’ailleurs l’idée de propriété d’une idée est difficile à penser. Une idée ça vient ça va, on ne peut pas la retenir.
Puisqu’on peut, transcrire, charger, détacher le contenu musical d’un CD, matériel, puisqu’on peut le déplacer, le détacher du support matériel, au fond, peut-être que l’objet matériel peut-être objet de propriété, mais ce qu’on en détache ne peut pas être objet de propriété, ça se répand, ça se disperse, tout le monde peut le saisir au passage comme les grains dans le glanage ou le bois mort ou quelque chose comme ça.
Les choses mobiles sont déjà difficiles à s’approprier. La propriété des choses est encore plus difficile à penser. Le partage qu’effectue le droit entre l’appropriation licite et l’appropriation illicite est floue, spontanément, puisqu’on ne saisit pas le motif, la raison pour laquelle l’immatériel pourrait être simplement approprié. Ca semble contradictoire et bizarre.
- Le droit d’auteur
On a parlé du droit. A partir de là on a développé une nouvelle conception juridique : le droit d’auteur. Qui dérive du droit des inventions, des brevets.
Dans la première théorie de la propriété privée de Lock, ce qui justifie la propriété c’est que j’ai fait un effort pour m’approprier quelque chose. Exemple : je suis dans une forêt, j’ai fait l’effort de lever le bras pour prendre la pomme, je l’ai prise, et cet acte là est l’acte qui justifie ma propriété, étant donné que cette pomme n’appartenait à personne. Par contre si la pomme est dans le jardin de quelqu’un qui cultive, c’est du vol. Mais si je prends une pomme dans la forêt et que je la mange, alors qu’elle n’appartient à personne, ce n’est pas du vol.
La situation est différente si je prends toutes les pommes au-delà de ce que je peux manger : parce que soit elles vont pourrir, soit je vais mourir d’indigestion. Soit j’ai trouvé un moyen de les conserver : là c’est légal. Ca justifie mon droit d’en cueillir plus d’une, et beaucoup : j’ai le droit d’en prendre autant que je veux. Mon travail, fut-il réduit au simple geste de cueillir, justifie la propriété.
Est appropriable tout ce qui résulte du travail d’un individu. Et là toujours jusqu’à la limite de ce qui peut s’approprier par son travail, et naturellement. Je peux m’approprier tout ce à quoi je peux appliquer mon travail et donc en particulier ce qui devient durable du fait de mon travail. Si j’ai appris à conserver le saumon avec le fumage, à conserver la pomme sous forme de cidre…Ce qui est ma propriété, c’est le saumon, mais aussi ma technique de conservation. Et là c’est une réflexion qui m’appartient également. Au départ on ne sait pas comment protéger ces innovations et réflexions. Au départ ce sont les objets matériels qu’on se dispute. Mais au fur et à mesure on va chercher à protéger les idées techniques, les innovations (qui sont la création de biens transformés). On a inventé la propriété d’idée. Cette propriété se matérialise par un brevet. Si j’ai inventé de conserver les pommes sous forme de cidre, je dépose un brevet dans une chambre qui l’enregistre et temporairement je suis le seul à pouvoir utiliser cette technique, j’ai un droit exclusif sur cette idée pendant un temps. C’est l’invention qui devient une idée intellectuelle. Il en est de même pour les auteurs d’ouvrages.
Avant, si un texte nous plaisait on pouvait le publier autant qu’on voulait, sous notre nom même, on pouvait se garder tous les bénéfices, mais maintenant l’auteur vend son texte, et son texte n’est publié que selon les conditions que veut bien l’auteur. Il y a un contrat, sur un bien qui est immatériel.
L’invention, le texte et l’œuvre d’art deviennent appropriables mais pas sous forme de prises matérielles sous forme de droits brevetés reconnus à partir de descriptions bien précises. Une partie de l’activité des inventeurs consiste à déposer des brevets autant qu’à inventer ! Pendant un certain temps, l’inventeur a un monopole sur ce qu’il a inventé, et a donc un avantage sur ses concurrents, temporairement.
C’est assez sophistiqué : ça suppose la présence d’une autorité consciente et explicite, qui protège les idées, etc. Mais les gens ordinaires ont moins conscience que les textes, les inventions, etc. sont des propriétés privées. Ils pensent spontanément qu’à partir du moment où ce sont des choses qui se transfèrent, se transmettent, ce n’est pas voler que de les prendre. Et après tout comment savoir que mes idées, que je suis en train de dire, ne vont pas être utilisées en déni de mes droits d’auteurs après un discours que j’ai fait ?
La question de la propriété par type de bien |
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Biens matériels |
Biens communs (« res nullius ») |
Biens immatériels |
· Appropriables : on peut mettre la main dessus. · Exclusivité · La propriété des biens matériels est limitée par la rareté de ces biens. |
· Inappropriables, on ne peut pas mettre la main dessus .Choses sans propriétaire(s) · Choses dont on peut jouir communément, parce qu’elles sont présentes en abondance. · Absence d’exclusion. |
· Biens sans substance, ça se répand et s’échappe : inappropriables · Pas d’exclusion · Deviennent appropriables à partir du moment où l’on considère qu’ils sont le fruit d’un travail. |
· Le travail justifie la propriété · Le vol ne se définit qu’en miroir de la propriété exclusive |
- Intuitivement, la piraterie ne s’apparente pas au vol
Le sentiment qu’ont les gens de ne pas voler lorsqu’ils téléchargent, est lié au fait que leur soi-disant vol repose uniquement sur le fait de filtrer un contenu en le détachant d’un bien matériel, d’un objet, d’un système. Ils n’ont pas pris un objet. Tant qu’on peut détacher, un texte, un son, une image…de son support : mentalement on se sent naturellement autorisé à le faire parce que ce n’est pas un objet, parce qu’on n’emporte pas un objet. Et puis surtout quand on télécharge un film ou quoi : certes on a la possibilité de regarder le film, mais on a laissé le film là où il était. On n’a privé personne de ce qu’on a pris. C’est typiquement les biens communs : comme c’est en abondance et que le film reste où on l’a pris, on ne le détruit pas, on ne peut pas avoir le sentiment de l’avoir volé.
Voler un objet, c’est le prendre à son propriétaire et du coup l’en priver, c’est en faire moi un usage exclusif dont on a privé et dépossédé le premier propriétaire. Or ce n’est pas le cas quand on télécharge. Parce qu’on filtre l’élément immatériel qui est en réalité l’œuvre à proprement parler. Et on le filtre par rapport au support qui, lui, n’est pas modifié. On ne modifie pas l’objet volé.
C’est une logique qui va à contre-courant de la rareté. Dans la logique de la rareté : plus on prend plus on réduit la quantité des biens restants. Si je vole un grenier à grain, plus j’en prends, moins il en restera. C’est une quantité finie.
Or le propre des res nullius c’est que c’est infini : si j’en prends, ça ne changera rien. On ne videra pas le grenier, le réservoir. Au contraire, je démultiplie l’œuvre. C’est contre intuitif de penser que ça c’est du vol. Personne n’est privé.
Quand on vole il y a une double culpabilité : on a transgressé la loi et on prive quelqu’un de quelque chose, on prive le premier propriétaire. Quand on télécharge, on peut avoir l’impression d’avoir transgressé une loi, mais on n’a privé personne de rien. D’habitude quand on vole, on empêche le créateur de jouir de son propre travail. Dans le cas d’un bien immatériel on n’a pas détruit l’usufruit du créateur. C’est vraiment l’argument de la propriété intellectuelle : les gens ne voient pas qu’on prive l’auteur de gagner plus d’argent. C’est de l’ordre de la psychologie.
Un double sentiment de culpabilité lors du vol d’un bien matériel |
Une culpabilité moindre pour la piraterie, qui concerne des biens immatériels |
· Non respect de la loi · Exclusion : une fois l’objet volé, personne ne peut en jouir. |
· Biens immatériels : stocks infinis. En prendre ne dégrade rien, ne tue personne et n’empêche personne d’en jouir. · La loi est injuste : on paie trop (auto-réduction) |
- Deux opinions face à la notion de propriété à l’ère numérique
Aujourd’hui, il y a deux tendances par rapport au numérique.
D’un côté il y a ceux qui s’en tiennent aux droits d’auteurs, aux droits de propriété intellectuelle. Ces personnes considèrent que l’industrie des loisirs est une industrie comme une autre, et que les produits de l’industrie du loisir doivent être protégés de manière assez stricte, et on doit punir les personnes qui s’approprient indument les résultats de production de cette industrie là.
Autre tendance : tendance anarchisante, c’est l’open source. Les partisans de l’open source pensent que la civilisation, avec la technologie contemporaine, a transformé les biens culturels en biens inappropriables du même type que l’air, l’eau…Du même type que les biens communs. Il faut démarchandiser. Les biens culturels aujourd’hui ne peuvent pas avoir le même statut que des biens de consommation courant.
Dans ce monde quasi infini qu’est internet, on peut acquérir ce qu’on veut, comme internet est un bien commun de l’humanité, tout est illimité. Il n’y a pas de rareté dans ce monde-là. Il n’y a pas nécessité de transformer ces biens en marchandises. Ceci renforce le piratage, qui pour eux n’est pas un piratage. C’est comme le droit de glanage au Moyen-âge ou le droit de respirer : on est dans un monde si abondant de textes, de musiques, que c’est un peu l’air qu’on respire et il n’y a pas besoin de faire payer pour ça. C’est biens sont toujours là et on ne prive personne. Cette idéologie de l’open source, non seulement revient à l’idée de bien commun, mais elle dit aussi que c’est uniquement dans la mesure où on va considérer ces biens comme des biens communs que la créativité va se démultiplier. Comme tout le monde s’en inspire la culture se démultiplie. Au fond ce n’est pas une autorisation du vol. C’est la propriété, et donc l’empêchement d’accéder comme on veut au bien, qui serait du vol, et qui serait de la privation pour la masse des gens qui doivent y avoir accès librement. On encourage les auteurs, créateurs à créer en open source, à mettre leurs offres sur l’espace internet, afin que 1000 fleurs s’épanouissent (Mao). La créativité se développera en dépassant l’ère de la marchandisation et notamment la marchandisation de l’esprit humain. On n’est pas dans la logique de la rareté mais de l’abondance, et le propre de l’abondance, c’est que plus on utilise, plus on développe. C’est une consommation qui ne prive pas. C’est un objet qui se démultiplierait et non se réduirait. C’est une consommation non pas destructrice mais productrice ! C’est une consommation qui ne peut donc pas être régie par les règles de la marchandisation.
Ces deux théories sont fortes et étayées.
Les gens qui ne rentrent pas dans ces considérations philosophiques comprennent un peu des petits bouts, et prennent un peu des deux. Et surtout disent qu’il ya de tout : alors pourquoi payer pour quelque chose qu’on trouve facilement ? Il y a des terres vacantes, les premiers qui les trouvent ont droit de les prendre.
Graver un DVD : c’est le voler autant qu’une voiture. C’est souvent dit dans les publicités anti-piratage. L’argumentation sous jacente de ces publicités, c’est qu’il y a eu travail, on va à l’encontre du droit d’auteur.
Les partisans des droits d’auteur |
Les partisans de l’open source |
· L’industrie des loisirs est une industrie comme les autres. · A ce titre, les produits de l’industrie, doivent être protégés rémunérés. |
· La civilisation, avec les NTIC a transformé les biens culturels en biens inappropriables : ce ne sont pas des biens qui connaissent la rareté, qui sont dans l’abondance. · Les biens culturels ne peuvent pas avoir le même statut que les autres biens. |
- Une piraterie revendiquée
- Payer plus est une escroquerie pour le consommateur
Les gens pensent qu’ils paient assez l’offre légale pour avoir le « droit » à de l’offre illégale.
Un phénomène d’« autoréduction », a déjà été observé à certains moments dans l’histoire. Il s’agit d’une pratique anticapitaliste et collective qui consiste pour un groupe de personnes à imposer la baisse du prix d'un produit ou d'un service voire sa gratuité. Le service ou produit ciblé est généralement considéré par les militants comme étant de première nécessité et devant être accessible de manière égalitaire pour tous. Par exemple, en Italie dans les années 70, les consommateurs considéraient payer trop cher les biens de base comme l’eau, le gaz, etc. ; ils se sentaient donc dans leur bon droit de compenser en se branchant directement sur les compteurs électriques pour ne pas payer l’électricité).
En matière de consommation de biens culturels sur internet, ce phénomène se traduit par des attitudes des consommateurs consistant à légitimer un « quota de piratage », revendiqué comme un dû compte tenu de toute la culture qu’ils consomment en payant : en payant leur connexion internet, en allant au cinéma, à des concerts, en achetant de la VOD, etc.
- Se rebeller contre l’industrialisation de la culture
Et puis il y a une part d’attitude politique dans le piratage. De même qu’on exècre la finance internationale, on exècre toute ce complexe industriel très riche. Il y a un côté militant.
Si on a l’argument « je suis contre l’industrialisation de la culture », là on légitime un acte illégal non pas parce qu’on considère qu’on ne fait de mal à personne mais parce que ça fait partie d’un combat politique et qu’on considère que la loi est seulement l’expression de l’intérêt des dominants. Dans les esprits ça peut se mêler. On peut détester l’industrie culturelle, et puis notre acte peut être renforcé par l’idée que c’est impuni et puis que de toute façon ce sont des biens en abondance donc qu’on ne prive personne.
Une revendication au nom des droits des consommateurs |
Une revendication politique |
· Les consommateurs paient assez pour pouvoir jouir gratuitement –même si c’est illégal- d’une partie de l’offre des biens culturels. · Les artistes gagnent assez d’argent |
· Exécration de la monétisation et de l’industrialisation de la culture · Financer ce type de culture revient à servir les bénéfices des dominants. |
- La nécessité de la propriété
Contre ce que disent les partisans de l’open source on affirme que la loi est la loi, et qu’elle n’est pas fortuite. Ce n’est pas juste l’expression de la méchanceté répressive de la droite : c’est indispensable pour défendre les droits d’auteurs, c’est indispensable pour les respecter. Et puis il faut mettre en avant l’idée d’universalisation : si tout le monde fait la même chose, il n’y aura plus rien à télécharger puisqu’il n’y aura plus aucun intérêt à créer des biens culturels. Ce raisonnement est important parce que les pirates raisonnent sur un autre argument d’universalisation. Eux pensent que tout le monde le fait, donc « pourquoi pas moi ? ». Donc là aussi, il s’agit d’un raisonnement sur « tout le monde », mais d’un autre point de vue.
Il y a conscience qu’il y a travail, et que si personne ne paye aucun droit sur cette œuvre, l’auteur, l’inventeur ne sera pas rétribué et que dans un monde où les inventions ne sont pas rétribuées, les inventions vont très vite tarir. Parce que personne ne va plus faire d’effort : on ne cherche pas à faire quelque chose pour que tout le monde en profite sans qu’on y gagne quelque chose.
On sait très bien que les progrès fantastiques du monde occidental à partir des 13-14ème siècles sont liés à l’institution de la propriété. Dans un monde où la propriété n’est pas protégée, il n’y a plus aucun effort qui est fait par les gens puisqu’ils ne profitent pas de leur propre travail. Il n’y a plus de progrès technologique, intellectuel, technique. Il n’y a plus de vie culturelle riche. Très vite ça tourne au chaos, à l’anarchie, au désert, parce que le travail, l’effort, l’invention, le génie ne sont plus du tout rétribués. Ca devient extrêmement grave.
- Quels moyens pour lutter contre la piraterie ?
- Distinguer les sites légaux
Les gens ne peuvent pas savoir s’ils sont sur un site légal ou pas. Ils ne peuvent pas savoir s’il n’y a pas de label. Rien ne leur indique. Pour eux, leur critère, pour savoir s’ils sont dans l’illégalité ou pas, c’est d’avoir payé ou non. C’est comme quand on achète des produits recelés, volés, on ne le sait pas forcément. Il est possible qu’on l’ignore. Il faut distinguer la partie subjective de l’acte : croire qu’on a volé ou pas. Quand je vole, je ne m’acquitte pas du prix. Dans la psychologie des gens c’est ainsi. Pourtant on peut payer alors que c’est illégal.
Alors oui il faudrait distinguer les sites d’un label de légalité, pour que le subjectif rejoigne ce qui est dans le cadre de la loi. Hadopi devrait avoir cette politique.
On peut être un site illégal et gratuit, illégal et payant, légal et gratuit ou légal et payant. La grille à 4 fonctionne. C’est complètement perturbant. On ne peut pas mettre en rapport la payabilité et la légalité. La seule chose qu’on puisse faire c’est d’avoir une mention claire, comme un label, sur les sites qui sont légaux et ceux qui sont illégaux, tout ça en supposant la bonne foi des gens et leur bon vouloir d’être dans la légalité : certains vont trouver plus glorieux de ne pas être dans le légal.
Il y a aussi l’illégalité non pas pour des questions de droits d’auteur : la pornographie, là c’est parce que c’est censuré.
Il y a aussi les personnes qui suivent des séries américaines, et ils les regardent en illégal parce que ce n’est pas disponible qu’ainsi.
Donc là le problème ce n’est pas payer ou pas, c’est être accro à sa série, c’est être accro et voir sa série. C’est un public énorme pour les séries ça.
Et puis les gens regardent une fois la série : ils ne veulent pas garder le DVD.
Oui ce n’est pas une œuvre fixée.
- Rematérialiser l’offre légale
Il faut matérialiser l’achat. Il faut des signes de l’acte d’achat : l’achat est un contrat d’échange, on obtient quelque chose de tangible quand on a eu une transaction. Quand on a payé, on attend une trace. Comme on est dans le numérique, ce n’est pas forcément matériel, mais il faut quand même quelque chose qui montre qu’on a eu vraiment un achat effectué.
Il faudrait peut-être faire le lien entre le dématérialisé et l’objet physique. Ainsi, si j’achète un Cd, j’aimerais avoir une réduction sur la place de concert.
Il faut interpréter plutôt ça comme une volonté d’entrer en contact avec l’auteur, l’artiste… ça ne concerne pas le contrat d’achat. C’est une logique de fan. C’est même pervers, normalement c’est le numérique qui est facultatif par rapport au principal qui est le physique. Là il y a une inversion, c’est bizarre.
- Faire de l’appel
Peut-être qu’on pourrait faire découvrir les musiques en offrant quelques unes aux consommateurs, en mettant le CD en open source?
C’est ce que font les éditeurs, ils mettent des livres avec des trous dans les librairies, pour faire appel. Ce sont des tactiques purement commerciales pour attirer le client, ou faire connaître le produit. Les gens regardent quelques pages et si ça leur plaît, ils achètent. Mais ça c’est une question commerciale, pas une question de légal/illégal.
Quel moyen pour lutter contre la piraterie ? |
Pourquoi ? |
Distinguer clairement les sites légaux des sites illégaux |
Aujourd’hui, rien ne distingue clairement un site illégal d’un site légal. « Payer » signifie « légal » dans l’esprit du consommateur. |
Rematérialiser l’offre légale |
L’acte d’achat doit reposer sur des signes tangibles, appréciés par les consommateurs |
- Peut-on trouver des solutions par type de supports ?
A partir du moment où on est dans le numérique, il n’y a pas de différences fondamentales entre les supports. Ca reste un document électronique. Bien sûr la consommation d’un ebook, n’est pas la même que la consommation d’une musique. Forcément, il y a des attentes spécifiques à chaque support : on attend sa série moins longtemps, etc. Mais ça, ça relève de la temporalité de la consommation, ça ne relève pas du statut légal ou illégal. D’ailleurs le statut juridique est le même.
Mais par exemple, dans le cas du logiciel il pourrait y avoir paiement à l’usage et non à l’acquisition. Ce n’est pas vrai pour le livre.
Si. Pour le livre, à moins qu’on veuille le garder, on peut l’emprunter juste pour le temps de lecture. Il y a des gens, une fois qu’ils ont lu le bouquin, ils le balancent, le donnent. C’est le temps de consommation dans tous les cas. C’est la même logique. Il ya un temps d’usage et on peut louer le temps d’usage. On peut aussi vouloir l’avoir à sa disposition et dans ce cas là, on achète.
Qu’en est-il du freemium ?
Ce sont des formules de compromis, et c’est aussi une façon de créer un produit d’appel, avec une période d’essai. Mais le principe reste soit la propriété soit la location.
- Le duo responsabilisation/ répression
Par rapport à un problème comme ça il faut toujours jouer sur deux pieds. La réglementation, la responsabilisation, et la répression. On ne peut pas jouer que sur la responsabilisation, il faut forcément une punition à un moment ou à un autre. On ne peut pas juste dire aux gens « soyez responsables », ça ne peut pas marcher. Une loi qui ne se fait pas respecter ça rajoute du chaos au monde.
Si on est du côté de Hadopi, il faut qu’il y ait toute une communication, une information autour du droit d’auteur. Les gens ne comprennent pas, intuitivement, pourquoi c’est du vol, n’ont pas l’impression que c’est du vol. Ils ne comprennent pas qu’un produit culturel est quelque chose qui a été produit avec un prix de production, que c’est une production normale de n’importe quel produit. Ils se disent même que c’est bien fait pour les grosses industries culturelles. Il y a tout un travail d’explication du droit d’auteur au public qui est nécessaire. Il y a des clarifications à faire. Il faut expliquer le droit d’auteur, ce n’est pas naturel, ce n’est pas spontané.
Mais si la répression n’est pas rigoureuse, ça ne sert à rien. La répression qui n’est pas suivie d’un processus judiciaire normal, et s’il y a d’autres moyens de faire la même chose sans se faire prendre, ce n’est pas suffisant. C’est trop limité comme effet dissuasif. Il ne faut pas que du rappel à l’ordre.
- Montrer qu’on est surveillé
Sinon une lettre est envoyée aux consommateurs avec le nombre de leurs téléchargements etc…Donc on voit qu’on est surveillé, on prend conscience de nos téléchargements.
Au sentiment de légitimité, s’ajoute le sentiment de l’invisibilité. Et c’est important. Le « Pas vu pas pris » rassure, mais si on nous dit qu’on nous voit, on réfléchit avant d’agir, ça fait peur de ne pas être invisible.
- Le prix du légal
Il faut réprimer, certes, mais il faut que le comportement licite devienne préférable au comportement illicite. Il faut que globalement les gens qui se comportent conformément à la loi y trouvent plus d’avantages que ceux qui violent la loi. Pendant un temps les gangsters peuvent avoir beaucoup d’argent mais finissent mal. Il faut que le comportement légal, à terme, paie plus. Il faut qu’en dernier recours, ce soit la légalité qui fasse gagner plus.
Il faudrait des prix légaux qui ne soient pas dissuasifs, et qu’il y ait un risque vraiment dissuasif dans l’illégalité : qu’on perde vraiment quelque chose. Il ne faut pas compter sur la loyauté des gens (Kant : « la politique c’est gouverner sur des démons »). Il faut combattre l’idéologie de l’anarchie ou moralement considérer les pirates comme des profiteurs. Créer une image positive de celui qui consomme licitement. Il faut tout un arsenal à la fois répressif, d’incitations, d’images positives et négatives et d’argumentation rationnelle : les auteurs ont des droits.
Un des arguments de l’industrie c’est que des artistes comme Madonna font vivre 50 autres petits artistes. C’est un argument très fort ça.
Peut-être un permis à point pourrait être mis en place.
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