Voici la théorie du self-binding telle qu'elle a été développée par Raphaël Lellouche. C'est une des trois composantes de sa théorie de la marque avec la performativité et la médialité.
Face à un marché capitaliste de masses, par définition libre et anonyme, comment la marque peut-elle créer sa propre attractivité, comment peut-elle inspirer la confiance ? Elle n’a qu’une seule manière de faire cela : adopter un comportement exemplaire, en s’obligeant elle-même, en s’imposant à elle-même, unilatéralement, des règles, des contraintes résidant dans son engagement de qualité, d’exigence, de régularité, de constance, d’innovation soutenue, d’efforts perpétuels d’amélioration, de leadership sur certains secteurs ; des dépenses qu’elle fait dans ce but ; et des messages qu’elle émet, notamment publicitaires, pour exister en tant qu’identité symbolique.
− L’exemple d’Ulysse
Le terme de « self-binding » vient de Jon Elster, économiste et philosophe norvégien qui a beaucoup travaillé sur les problèmes de comportement, et notamment sur ce qu’il appelle la « rationalité limitée » : comment me comporter dans un environnement où l’information n’est pas complète, où je ne sais pas tout, où je vais être soumis à la subversion de mes propres passions ? Car même si je suis un être rationnel, capable d’orienter mes actions, en un temps t1, je sais aussi par anticipation que je peux être victime de choses qui me dépassent et que je peux me comporter de façon irrationnelle en t2. Comment alors puis-je limiter en amont ces comportements, anticiper pour les rationnaliser face aux évènements extérieurs ?
Il analyse notamment le modèle d’Ulysse dans l’épisode de sa rencontre avec les sirènes dont le chant, il le sait, va le pousser à agir irrationnellement. Ulysse bouche alors avec de la cire les oreilles de ses matelots et, lui-même voulant entendre le chant tout en sécurisant son action, se fait attacher à un mât en demandant à ses compagnons de ne l’en libérer sous aucun prétexte. Par cette décision, il s’empêche de se comporter irrationnellement dans un avenir où il sait qu’il aura perdu le contrôle, à la manière d’un toxicomane qui malgré ses bonnes résolutions ne résiste pas lorsque les circonstances le mettent face à l’objet de sa dépendance.
− Un contrat avec soi même
Le self-biding sert ainsi à rendre irrévocable un souhait par une décision prise en pleine possessions de ses capacités, une décision d’une volonté rationnelle capable d’anticiper et de contourner une weakness of will face à la tentation, à la passion, au vice, enfin à des circonstances qu’on ne maîtrise pas (par exemple dans le cas de maladie mentale ou d’addiction). Deux possibles objectifs :anticiper et contrer des actions qui pourraient aller à l’encontre de leurs souhaits ; et communiquer un souhait.
En un sens le self-biding restreint ainsi l’autonomie future du décisionnaire, mais d’autre part il accroît aussi sa puissance de décision et son autonomie présente en montrant sa bonne volonté.
Dans le cas d’une contrepartie chargée de garantir l’effectivité de l’engagement, la confiance est à la base de ce contrat entre Ulysse et ses matelots / un patient et son médecin, garantie par le rapport de pouvoir ou le rapport financier. Mais le self-binding n’implique pas nécessairement la notion de contrat. On utilise aussi la notion de « pre-commitment ». A la différence du « commitment », le pre-commitment, comme le souligne D.W. Brock, n’est pas une promesse ou un contrat où une personne contracte une obligation envers une autre personne d’agir selon un certain protocole établi dans le futur. Au contraire, le pre-commitment n’implique pas forcément la présence de cet autre interlocuteur ni l’intervention de qui que ce soit d’extérieur, mais uniquement la possibilité de contrôler les évènements futurs en priorisant les décisions au temps T1 pour réduire l’éventail de choix au temps T2. Par exemple, quelqu’un qui aurait décidé d’arrêter de fumer et ferait part de ce souhait à ses amis dans l’espoir que cette déclaration, cette expression de son intention renforce sa volonté de poursuivre son action, est dans une posture de pre-commitment, sans qu’il ait eu besoin de contracter une obligation envers une personne particulière.
− Une décision d’ordre stratégique
Quand l’individu contemple le contenu spécifique à inclure dans ces directives en amont, il engage un processus mental de décision au présent, dirigée vers une contingence future elle-même basée sur des évènements passés.
Un pre-commitment impose un coût ou une pénalité si la personne dévie du chemin. Il implique la résolution intrinsèque que les décisions et choix présent restent les mêmes dans le futur. Cet auto-attachement est donc une action de maîtrise au sens stratégique.
Ce concept peut être décliné pour rendre compte de ce que fait une marque lorsqu’elle agit pour s’attacher des gens qui n’ont aucune obligation : elle anticipe perpétuellement les comportements inattendu des consommateurs en s’attachant elle-même, en s’imposants des obligations d’émission, de projection, de dépenses qui l’obligent alors qu’elle pourrait être tentée de s’y soumettre, de s’épargner
La performativité, corolaire du self-binding
Le self-binding permet à la marque de créer chez le consommateur les conditions de sa performance :
− La confiance en la marque : les gens s’attachent à la marque en vertu même de la démonstration qu’elle a faite de sa capacité à respecter les obligations qu’elle s’est imposées à elle-même.
− La projection de soi : le consommateur attend que la marque lui propose des occasions de construire son identité dans ses comportement, ses dépenses, ses achats… Or par le self-binding la marque se rend digne d’intérêt, répond en profondeur aux aspirations du consommateur, lui permet de devenir quelqu’un qu’il veut être.
Au flux qui part unilatéralement de la marque répond alors naturellement un contre-flux, une contre-partie : de récepteur passif (de publicité, de produits) le consommateur devient actif et spontanément performeur. Il endosse librement les attributs et les propositions de la marque de manière créative, avec des degrés de conformité de la personnalisation plus ou moins grand. C’est la « consommation créative » dont parle Paul Willis et dans laquelle l’identité personnelle, culturelle, sociale, de genre… est analysée comme une performance culturelle.
Bien qu’il y ait ici un double-flux unilatéral self-binding / performativité, il ne s’agit pas véritablement d’une logique de potlatch. Le potlatch se définit comme un échange par dons réciproques symboliques, dont le but est d’accumuler de la puissance : le donneur donne une grande fête dans laquelle il organise la consommation totale de ses biens, afin que tous se sentent obligés de l’imiter, en répondant au don par un contre-don égal ou supérieur. Celui qui n’est pas capable d’enchérir perd la face, est méprisé socialement. Le potlatch s’inscrit ainsi dans une logique de rivalité dans la magnificence. Or ici rien pas même la pression sociale n’oblige le consommateur à performer, si ce n’est son propre choix, qui a d’autant plus de force qu’il est libre.
Dans la société capitaliste contemporaine, le moteur de l’attachement à une marque n’est pas le fruit d’une obligation ou d’un contrat (comme le laisseraient entendre les modèles religieux ou politiques d’analyse de la marque) mais une volonté délibérée du client, témoignant de son intérêt authentique pour la marque et ce qu’elle représente.
Il n’y a qu’une seule manière pour la marque d’éveiller cet intérêt réel et profond : tenir une attitude exemplaire de « self-binding », c’est-à-dire s’obliger elle-même à l’excellence afin :
En contre-partie, le consommateur devient spontanément performeur : il endosse librement et de manière créative les attributs et les propositions de la marque.
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Intéressant.
Mais je ne vois pas l'utilité de la théorie du pre-commitment. Comme le dit le titre du paragraphe, il s'agit bien d'un contrat passé avec soi-même. Pour Ulysse, le contrat de base est de retrouver sa Pénélope...
En tous cas, une théorie qui semble conservatrice mais rend possible une attitude plus agile, sensible et pourquoi pas ludique et compétitrice de la part de la marque.
Ulysse est quand même le seul homme qui a vraiment pu profiter du chant des Sirènes !
Rédigé par : Aymeric d'Afflon | 28 avril 2014 à 23:38