Nous avons eu le plaisir de réaliser début 2009 une analyse sémiologique de la communication publicitaire sur la lingerie. Cette étude a été commandée par Psychologies dans le cadre d'un événement autour d'annonceurs lingerie. Vous pouvez donc lire deux documents issus de cette étude :
- un document Word qui détaille les principaux résultats : Word Sémio lingerie_Psychologies
- la présentation PPT illustrée : Prez Sémio Lingerie Psychologies
Vous trouverez ci-dessous l'analyse détaillée du document Word.
L’univers de la communication sur la lingerie est un univers complexe, qui se tient à la croisée de plusieurs traditions historiques que sont :
• la représentation de la femme et les figures de la féminité
• l’histoire du vêtement et de la mode
• l’histoire de la vie privée et de la séduction
• le rapport à l’intimité et la pudeur
Tous ces éléments, qui ont leur propre histoire et leurs codes, se combinent et se cumulent dans la représentation de la lingerie .
Pour aborder cet univers, on peut déjà dissocier deux dimensions :
1. D’une part, les grands axes structurants, c’est-à-dire la grammaire formelle et les ingrédients récurrents des campagnes lingerie.
2. D’autre part, les enjeux soulevés par la communication lingerie et la façon dont les marques y répondent.
1. Les axes structurants de la communication lingerie
Les communications lingerie choisissent de mettre en évidence le rapport avec le corps et notamment les formes du corps féminin :
• Dans une première catégorie de campagnes, la lingerie est montrée comme quelque chose qui épouse et respecte les formes du corps de la femme (logique « confort »).
Dans ces campagnes, on trouve toute une rhétorique de la douceur et du respect, du confort, de l’affinité et de la correspondance :
o Correspondance physique : chez Playtex le soutien gorge est présenté comme un objet de haute technologie conçu « sur mesure » (just my size). Chez Eres la lingerie laisse la femme libre de ses mouvements, la lingerie épouse le corps dans toutes ses contorsions. Elle participe de la libération du corps de la femme, à la suite de Chanel. Elle fait office de seconde peau et la rhétorique de la douceur est omniprésente.
o Correspondance psychologique : Variance annonce « une émotion, une lingerie ». Chez Simone Pérèle la lingerie « révèle » la personnalité : on a cette même rhétorique de la correspondance et de l’affinité.
• Dans une deuxième famille de campagnes, la lingerie est présentée au contraire comme quelque chose qui structure et sculpte le corps de la femme (logique « séduction »).
Elle le galbe, le maintient, le soutient, le remonte, l’affine, etc. C’est particulièrement sensible chez Aubade, où les jeux d’ombre et de lumière soulignent la fonction sculptante de la lingerie, qui fonctionne quasiment comme un « exo squelette ».
Bien sûr, entre ces deux extrêmes du « respect » et du « sculptural », il existe toute une gamme de nuance, car le confort et la séduction ne sont pas forcément contradictoires. Dans des campagnes Playtex ou Wacoal c’est l’idée même de se sentir bien qui permet une affirmation plus sereine de soi, et du coup une séduction sur l’autre.
La lingerie n’a pas seulement un rapport au corps, elle entretient aussi un rapport avec le vêtement. Ici, la question est de savoir si la lingerie est présentée sous l’angle fonctionnel du vêtement pratique ou sous l’angle décoratif du vêtement de mode.
• Soit la lingerie est considérée comme (simple) sous-vêtement, c’est-à-dire dans sa dimension pratique et fonctionnelle en tant que linge de corps qui n’a pas vocation à être vu (Cœurs croisés de Playtex).
• Soit la lingerie est envisagée en tant que vêtement à part entière, c’est-à-dire en tant qu’article de mode méritant d’être vu. On insiste sur le niveau de finition, les ornements, la dentelle, les effets de couleurs et de matière : la lingerie suit les tendances de la mode (Simone Pérèle, Etam). La lingerie n’est plus du côté du soi et de l’introspection, mais de l’extraversion, voire du spectaculaire (cf les shows spectaculaires de Victoria’s Secret, avec danseuses et chanteurs). Il en va de même pour Aubade qui propose une vision de la lingerie comme bijou de peau en tissu.
Cette grammaire formelle (rapport au corps, rapport au vêtement) construit deux grandes zones de valeur sur lesquelles les marques peuvent choisir de s’appuyer :
• Valeur pour soi (la lingerie est un vêtement pratique qui épouse les formes du corps féminin).
• Valeur pour autrui, en particulier pour le regard de l’homme (la lingerie est un vêtement de mode qui sculpte et met en valeur les courbes du corps).
Bien évidemment, il est tout à fait possible pour une femme de jouir pour elle-même de la valeur pour un homme de sa lingerie, même si elle ne souhaite pas montrer sa lingerie : on porte de la « belle lingerie » pour se sentir bien dans son corps et séduisante, mais sans intention de séduire. La femme Chantelle dans sa posture de fierté montre une femme en pleine possession de ses moyens, qui a pleinement conscience de son corps et d’elle-même.
A l’inverse, une lingerie innocente comme celle de Petit Bateau, visiblement conçue uniquement pour le confort de la femme et sans égard pour le désir de l’homme, offre paradoxalement au regard une image de l’absolument intime féminin, et du coup peut devenir très attirante. Surtout si la femme joue de cette ingénuité apparente de la lingerie (naïveté feinte, séduction au second degré). L’homme jouit alors pour lui-même de la valeur pour la femme de la lingerie.
La communication lingerie construit plusieurs types de destinataires sexués, mais de façon dissymétrique :
• Des communications s’adressent clairement à des femmes uniquement (discours produit, discours technique, contenu rédactionnel) et visent à lui expliquer comment fonctionne la lingerie (les différentes combinaisons possibles chez Wonderbra), à lui dire si ça peut lui aller, si ça va être confortable, etc. La communication Banana Moon suggère la complicité amicale entre filles.
• Des communications plus suggestives, plus érotisées, s’adressent explicitement aux hommes, mais elles s’adressent également aux femmes qui les regarderont en se disant que les hommes les regardent. Il n’y a pas, à proprement parler, de publicités qui seraient purement « exclusivement conçues pour le fantasme masculin », car cela peut être aussi un fantasme féminin de correspondre au fantasme masculin représenté.
Enfin, la communication sollicite essentiellement deux sens que sont la vue et, en mineur, le toucher.
• La vue est un sens très sollicité dans l’art de la séduction (surtout depuis les 17e et 18e siècles), avec une multitude de techniques destinées à susciter le désir (sexuel) par excitation de la pulsion scopique. C’est la stratégie du cacher/montrer (on suscite d’autant plus le désir qu’on montre qu’il y a quelque chose à cacher) et celle de la maladresse volontaire (l’accident calculé, qui laisse entrevoir l’interdit comme sous l’effet d’un heureux hasard).
Les jeux de matières transparentes, de chemisier entrebâillé, les stratégies de « l’accident » (« Oups » de Dim) d’une bretelle qui tombe et que l’on réajuste « l’air de rien », les rideaux, sont des ingrédients courants de la communication lingerie. Les effets de flou (Triumph, Princesse Tam Tam) ou la scénarisation du regard (regard fuyant, regard fixe, regard par la fenêtre) sont d’autres façon possibles pour dire qu’il y a quelque chose à voir.
• Le toucher est moins systématique, mais perceptible par la mise en valeur de la peau ou de tissu. Une femme se caresse les cheveux (Darjeeling), touche une écharpe de plume ou des matières qualifiées comme le cuir, le velours, la moquette (Calvin Klein).
2. Outre cette grammaire fondamentale, la communication lingerie est également structurée autour de quelques enjeux forts : construire l’intimité, justifier la nudité.
Communiquer sur la lingerie peut avoir quelque chose de paradoxal, et exige pour les marques de répondre à certaines questions préalables :
• Comment construire l’intimité d’un produit alors qu’on l’expose à la vue de (presque) tous dans l’espace public ?
• Comment disculper la nudité publiquement affichée par la femme et dédouaner l’observateur de ce corps dénudé ?
• Comment construire une image de marque forte dans un contexte où l’image du corps féminin est largement « démagnétisée » du fait de son usage intensif dans les communications de toute une série de catégories de produits. L’image du corps féminin n’est-il pas galvaudé, et du coup rendu illégitime ou inopérant, y compris dans le secteur où sa présence est la plus naturelle ? L’enjeu étant ici est de souligner que l’on n’a pas affaire seulement à des corps, mais bien à des personnes (avec des expressions, des visages, une personnalité non interchangeable)
La tâche qui revient aux marques est complexe car après avoir traité ces questions, transversales du secteur, elles ont encore à expliciter leurs identités, ce qui est important pour toute marque en général, et peut-être d’autant plus dans un secteur associé à l’univers du soi.
Chaque marque a donc sa stratégie pour résoudre les problématiques de nudité, d’intimité et de valorisation du corps féminin :
• La mise en scène dans un intérieur domestique. Le « chez soi » justifie la nudité et crée l’intimité (Princesse Tam Tam, Etam...), de même que les scènes de salle de bain (La Perla) construisent un univers discrètement sensuel. A noter : la récurrence du sofa et du divan dans les communications 2008/2009, en lieu et place du lit, plus suggestif (conservé chez Calvin Klein, Emporio Armani). La présence de mobilier précieux ou le luxe (décor, style photographique) participent également des stratégies de légitimation.
• La leçon de séduction. Le discours explicite d’Aubade, lié à une très forte esthétisation du corps (de même que chez Eres), construit une relation triangulaire légitime (femme / mentor / homme) et casse l’image d’un corps nu féminin disponible offert au regard. L’affiche ne montre en apparence qu’un corps (pas de visage, pas de regard) mais réintroduit la personne de façon subtile, comme actrice induite et destinataire de la leçon proposée.
• La présence de l’homme (La Perla). Ce mécanisme (assez rare) permet de personnaliser la scène et signifie qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle femme pour n’importe quel homme. La menace de l’anonymat, et du même coup celle de la vulgarité, est écartée.
• Le hasard. C’est l’accident (peut-être simulé), qui n’est pas malheureux mais qui suffit à excuser l’observateur. Dim et son « Oups » illustre ce subterfuge à la perfection.
• La mise en scène d’une relation intime réelle. C’est la voie choisie par Emporio Armani pour l’été 2009 avec le couple David et Victoria Beckham. Cette référence à une intimité réelle justifie l’intimité exposée, en même temps qu’elle apporte un certain nombre de valeurs associées au couple people connu par ailleurs.
• La mise en scène d’un fantasme, soit par exagération (Passionata avec le spot de David Lachapelle propose un traitement décalé et ironique des fantasmes masculins), soit par la narration (la marque propose une historie complète avec scénario et retournement de situation, ce qui évite la mise en scène du corps féminin comme simple pin up statique : voir notamment le mini film Valentine’s Day d’Agent Provocateur).
La communication lingerie est clairement dominée par la tendance à l’extraversion, voire à l’exhibition, et la séduction (valeur de la lingerie pour l’homme). L’intime proposé n’est pas nécessairement privé, il est montré (mais de manière non publique le plus souvent).
Une question légitime est alors celle-ci : cette dominante « séduction » ne serait-elle pas (après la libération de la garçonne des années 1920 et celle de la femme des années 1960), un asservissement de la femme aux désirs masculins ?
En réalité, l’examen détaillé des campagnes montre qu’il y a une grande diversité des postures, des scénarios des identités de marques, et une diversité des façons dont les femmes décident (ou non) de jouer de leur corps.
Il reste que la récurrence de l’image du corps féminin (souvent nue ou à moitié nu) peut donner l’impression à première vue de publicités interchangeables, ce qui est d’autant plus dangereux lorsque la répétition est forte et l’exposition au message de courte durée.
D’où la nécessité – peut-être plus sensible pour les marques de lingerie – de proposer des discours toujours plus explicites et des identités saillantes, de mettre en avant un discours produit qui soit clairement articulé autour d’un imaginaire de la marque et de la femme qui soit différencié.
L’étude, réalisée en février-mars 2009 pour Psychologies et avec le sémiologue Raphaël Lellouche, s'est appuyée sur une veille de la communication lingerie 2008 et début 2009 (publicité print, vidéo et web, défilés, contenus, sites web) et sur une analyse sémiologique. Cette étude transversale a été élaborée à partir d’une analyse détaillée des principales marques.
Salut
Rédigé par : Mohamed Haddad | 08 janvier 2017 à 21:30