Plusieurs enjeux se dessinent clairement à l’analyse des images envoyées :
o D’une part, la nécessité de compléter (et non pas d’empêcher) l’écoute immersive par d’autres modalités d’écoute, d’actualisation, d’interaction avec les adultes, en diffusant des programmes qui supposent ce type d’écoute (programmes familiaux, ou adultes)
o D’autre part, d’adapter la géographie domestique ou les écrans en fonction des besoins de l’enfant (proximité, hauteur). De ce point de vue, l’usage de l’ordinateur portable (léger, multi-fonctions, multi-usagers) apparaît comme une tendance très légitime.
o Enfin, le modèle de l’écran vient perturber une certaine image et statut de l’enfant, par rapport à l’adulte et à l’école. Le modèle de transmission des savoirs proposé par l’écran est concurrent de l’école, et invite à repenser leurs relations en termes de complémentarité.
I/ Les écrans modifient le rapport parent / enfant
Le rapport de l’enfant à l’écran marque une évolution historique importante car il participe à la remise en cause d’un mode de relation traditionnel entre l’enfant et l’adulte.
En effet, l’enfant témoigne face à l’écran de postures et de comportements qui effacent (très) progressivement la différence enfant / adulte, par la montée en puissance d’un enfant tout à la fois :
o Autonome : l’enfant se débrouille tout seul, il n’a pas besoin d’être accompagné par un adulte dans sa découverte de l’écran. L’écran fait passer dans le domaine privé et individuel (géré par les enfants eux-mêmes) toute une série d’activités qui auparavant relevaient de l’espace familial ou collectif, ou qui requerraient l’accompagnement par un adulte plus compétent ou plus avisé.
o Mimétique : dès 6 ans, il adopte un comportement physique qui n’est plus uniquement celui du jeu à 4 pattes, mais celui qui sera le sien « toute sa vie », professionnelle comprise, très proche de celle de l’adulte.a
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En rapprochant l’adulte et l’enfant, le rapport à l’écran fait se ressouvenir d’un temps où la frontière entre l’enfant et l’adulte était moins tranchée.
o Au moyen âge, des héritiers de noble famille entraînés à l’art de la guerre, pouvaient avoir des responsabilités juridiques dès leur plus jeune âge, et lutter à armes contre des adultes de classe inférieure. Henri Ier Beauclerc, héritier du trône d’Angleterre, se promenait à 13 ans, comme chevalier errant en Grande Bretagne. Jusqu’à la Renaissance, un enfant de 10 ans pouvait aller à la Sorbonne et acquérir le latin de l’université en allant s’asseoir à côté d’un élève de 50 ans. Tous ces exemples montrent que la frontière parent / enfant n’est pas une ligne de partage absolue, et peut évoluer dans le temps.
o À partir du XVIIè siècle, les Jésuites ont fortement contribué à « l’invention de l’enfant ». Leur mission éducative auprès des jeunes les conduit à « isoler l’enfant » comme un être « à part », distinct du reste du corps social, avec des besoins spécifiques (rester à l’écart des idées malsaines de la société). À l’école jésuite, les enfants sont rassemblés par classe, avec dans chacune la séparation entre deux groupes, les « Romains » d’une part et les « Carthaginois » d’autre part, qui rejouent symboliquement la fameuse bataille antique en rivalisant pour obtenir la meilleure moyenne. Se met alors en place tout un système de classification et de notation des élèves, par âge et par niveau, où l’éducation consiste en un parcours progressif, à suivre étape par étape, dont nous avons hérité.
⇒ La distinction fixée aujourd’hui entre les adultes et les enfants, comme deux classes distinctes ayant des besoins différents, n’a pas toujours été ressentie aussi fortement à travers l’histoire.
⇒ Aujourd’hui, le phénomène de l’écran multi-utilisateurs, accessible en droit à tous sans différence d’âge, contribue au milieu d’autres évolutions sociologiques à rapprocher les deux corps familiaux des « adultes » et des « enfants ».
II/ L’écran modifie le rapport école / enfant
L’écran renverse également une certaine idée du rapport de l’enfant à l’école et à l’apprentissage.
Depuis au moins la diffusion de la culture imprimée, et l’organisation de l’école en « classes de niveaux », l’école se caractérise à la fois par au moins trois éléments :
o Un apprentissage spécialisé, par matière : contrairement au rapport spontané au monde, qui est naturellement encyclopédique, le propre du savoir acquis à l’école est de commencer par dissocier et isoler les différents éléments du monde pour les analyser. Le savoir est essentiellement analytique Vs synthétique, au moins dans un premier temps : il y a des lois propres à la grammaire, la chimie, la peinture, l’histoire… qui ne sont pas les mêmes pour toutes ces disciplines. La mise en relation encyclopédique des savoirs est importante pour reconstituer l’unité du monde, mais elle ne peut intervenir qu’après la dissociation des disciplines qui est nécessaire. Il n’y a pas de synthèse supérieure possible s’il n’y a pas eu d’analyse préalable.
o Un apprentissage séquentiel linéaire par niveaux. Dans le manuel scolaire classique, il y a une composition du savoir sous forme d’une architecture textuelle prédécoupée et pré-structurée (chapitres, titres, blocs de textes, paragraphes…), qui prédéfinit le parcours cognitif et hiérarchise les choses à retenir. Il y a un ordre à suivre, que l’on peut répéter pour favoriser la mémorisation, on ne « brûle pas les étapes ». Cette architecture linéaire et rigide exprime une autorité immanente, qui est pré-inscrite dans le dispositif éditorial, et qui a pré-défini le chemin et les étapes par lesquels l’élève devrait passer.
o Un apprentissage collectif, sous la direction d’un maître. Les élèves n’apprennent pas « chacun de son côté », « à son rythme », ils se rassemblent par groupes de niveau. Le partage intersubjectif des savoirs au sein de la classe est un mécanisme fondamental du fonctionnement collectif de l’école : on partage ses connaissances en levant son ardoise, en faisant un exposé, en discutant, en comparant sa note avec celle des autres, et c’est ce qui permet de contrôler que l’acquisition est correcte et non délirante, déviante ou nulle.
Contrairement à ce schéma, l’écran propose à l’enfant :
o Une découverte individuelle (et non collective) : l’enfant « se débrouille tout seul » souvent mieux que ses parents (cas unique de rupture qui semble s’atténuer à mesure que les jeunes parents sont eux-mêmes des joueurs de jeux vidéos ou experts en écrans). Le parcours de l’enfant n’est plus centralisé ou guidé par l’autorité de l’adulte. La diversité des écrans accélère cette dynamique d’individualisation qui permet à chacun de vivre sa vie propre. Les rythmes et les initiatives divergent au lieu de converger autour de l’autorité de l’adulte. C’est une remise en question de l’autorité morale et épistémique du parent qu’il faut rétablir à un autre niveau.
o Une expérience globale, de télé-expérience et de simulation. Le rapport à l’écran est beaucoup plus proche de l’expérience « naturelle du monde » : il est d’emblée encyclopédique, il demande ou autorise de faire le lien entre plusieurs disciplines, plusieurs expertises, ce qui rend plus difficile le processus d’analyse et de découpage par matières. Différentes matières peuvent être mises en relation, on passe d’une recherche à l’autre, du jeu à l’apprentissage, de la fiction au documentaire.
On constate ainsi que les savoirs ne sont pas acquis pour eux-mêmes, dans une sorte d’apprentissage « gratuit », mais dans un but précis : résoudre une énigme, accomplir une mission . L’informatique donne accès à des expériences intégrées, une télé-expérience du monde, tandis qu’à l’école on apprend l’histoire pour l’histoire, les mathématiques « pures » sans finalité extérieure.
o Un apprentissage intuitif par navigation et tâtonnements. Dans une classe avec un manuel classique, la possibilité de s’évader de l’ordre imposé à la fois par le livre et par le professeur en feuilletant son manuel et en regardant les images existe, mais faiblement. Dans le cas d’Internet la tentation de cliquer partout et de s’échapper de l’ordre pré-programmé par un adulte ou un enseignant est permanente. Le support informatique de type CD-Rom comprenant du texte, des éléments multimédia et des liens hypertextuels offre une navigation beaucoup plus souple, non contraignante. Le navigateur est libre mais aussi du même coup livré à une errance possible dans ce qui s’apparente à un labyrinthe du savoir et des disciplines. Il est beaucoup plus difficile d’acquérir une vision panoramique de l’architecture des savoirs.
Modèle scolaire
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Modèle écran |
Apprentissage spécialisé
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Expérience globale |
Apprentissage linéaire, suivant une progression logique stricte
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Apprentissage intuitif par tâtonnement |
Découverte collective et contrôle du maître / adulte
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Découverte individuelle autonome |
Forte distinction enfant adulte, avec des niveaux et des limites
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Frontière enfant / adulte plus fine |
L’écran permet un merveilleux soulagement de la mémoire par son incroyable capacité de stockage. L’enfant se trouve un peu dans la situation de Saint Denis, martyr décapité qui porte sa tête devant lui. Avec l’écran, l’individu fait comme s’il avait posé sur son bureau sa mémoire, son savoir.
Mais si l’individu délègue intégralement l’inscription des connaissances et des contenus à une mémoire automatique de type informatique, il devient lui-même comme un écran, c'est-à-dire amnésique. L’écran ne garde aucune trace du savoir qu’il a affiché, qui disparaît dans le flux de l’actualisation.
Il semble donc important de permettre à l’enfant de sortir d’une subjectivité autarciquement enfermée sur la machine en ouvrant son usage à un jeu entre concentration privée de l’attention, et interaction avec l’entourage.
⇒ Pour le moment, l’ensemble des témoignages recueillis montre que l’écran sert essentiellement des fonctions ludiques et de détente. Seule la TV est intégrée dans un processus éducatif d’éveil.
⇒ Néanmoins il est clair que le principe de l’écran s’appuie sur un fonctionnement qui, lorsqu’il intègre une dimension éducative, est concurrent du modèle scolaire, et oblige le repenser.
⇒ Il n’est donc guère étonnant que le thème de l’école soit si présent dans la réflexion sur l’écran. Ce n’est pas qu’une question de partage du temps : il y a entre l’école et l’écran une opposition idéologique sur le rapport au savoir et la façon de l’acquérir.
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