I/ Le thème de l’enfant dévoré et du « grand méchant écran »aaaaaaaaaaaa
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La relation des enfants aux écrans est fréquemment décrite à travers le thème de l’enfant dévoré : l’enjeu consiste à savoir qui va manger l’autre[1].
Posée en ces termes, la question exprime autant une volonté de comprendre ce qui se joue dans le rapport enfants / écrans qu’un certain statut de l’enfant du point de vue des parents, une certaine image de l’enfant en occident.aa
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L’action d’engloutir, dévorer, avaler, le personnage de l’ogre et du méchant loup sont en effet des éléments essentiels de la littérature pour enfant et de la réflexion sur l’enfance. aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa
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Le personnage du dragon/ogre/loup avaleur d’enfants se trouve jusque dans l’imagerie héraldique de la « vouivre[2] qui engoule un enfant », très populaire encore aujourd’hui en Italie jusque dans le logo Alfa Roméo.aa
Ce thème de l’ogre est un thème initiatique : il illustre la façon dont un être peut-être avalé puis recraché et naître à une vie nouvelle à la manière de Jonas rejeté par la baleine (la grand mère, dévorée par le méchant loup est sauvée à la fin du conte). L’ingestion est un rite de passage : elle permet d’acquérir force, sagesse, pouvoir, dans le giron de l’animal. aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa
Tout se passe aujourd’hui comme si l’écran avait pris la place, dans l’inconscient des parents, de l’ogre des contes, chargé de projections ambivalentes, à la fois d’inquiétudes et d’encouragement.
D’une certaine façon, le nom de la chaîne Gulli (proche de la gueule, du verbe engouler qui signifie dévorer, avaler) ne fait que renforcer cette problématique. aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa
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L’écran n’est peut-être finalement qu’un prétexte pour rejouer un drame fondateur qui le dépasse largement. La question posée est plutôt révélatrice d’un certain regard porté sur l’enfant et les épreuves qui l’attendent, de sa capacité à s’émanciper du cocon familial sans se mettre en danger. |
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II/ Le mythe de l’ogre appliqué à l’écrana
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Appliqué à son rapport à l’écran, le thème de l’ogre se formule dans les termes suivants. L’écran fascine, captive, absorbe tellement les enfants qu’il leur fait courir deux types de dangers :
- Un danger d’ordre physiologique : les écrans abîment-ils les yeux ? les écrans ont-ils un effet néfaste sur le sommeil ?
- Un danger d’ordre psychologique : les enfants peuvent-ils se faire manipuler, perdre le sens des réalités, s’enfermer dans un monde virtuel ?
Ce que l’on craint au sujet de l’enfant, c’est qu’il soit victime d’une « métalepse », du nom de la figure de style baptisée par Gérard Genette pour décrire le cas où des éléments de la fiction interviennent dans le réel, ou vice versa.a
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Dans la métalepse, la frontière entre deux niveaux du récit est violée. Par exemple, dans un récit de Julio Cortazar, un homme qui lit un roman devient la victime d’un meurtre qui arrive dans le roman qu’il lit.aaaa
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L’enfant reste considéré un peu comme un être susceptible d’être « transformé » ou « absorbé » par la fiction ou par les images qu’il voit (violence, pornographie, etc).
En craignant que l’enfant ne fasse pas la différence entre la fiction et la réalité, l’adulte avoue en réalité que c’est lui qui considère l’enfant comme un individu « pas encore tout à fait réel, formé », aussi malléable qu’un être de fiction.
D’autres comportements face aux écrans traduisent plutôt de la part de l’enfant une volonté de sortir justement de l’enfance, d’apprendre, de se perfectionner, de s’émanciper, de devenir adulte, ou de « faire comme papa ou maman ».
- Imitation (consciemment recherchée ou voulue par le mobilier) des postures des adultes, en particulier devant l’ordinateur, assis sur le bureau, sur la table, avec l’ordinateur personnel des parents.aaa*
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- Socialisation et allers et retours permanents avec le « monde réel », envie d’enseigner à son entourage, de montrer ses talents (amis, fratrie ou parents « regarde comme je fais bien »).a
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- Développement d’une dextérité particulière, à la fois psychomotrice et logique, qui témoigne d’un désir de l’enfant de progresser de devenir meilleur.aaaa
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III/ Les stratégies de lutte contre l’écran gloutonaaa
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Deux types de stratégiesaa
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Pour lutter contre les dangers perçus de l’écran – mais aussi pour en tirer le meilleur parti dans une démarche éducative – les parents mettent en place deux niveaux de stratégies :
- Contrôle temporel de l’usage de l’écran, souvent par le biais de minuterie. Les parents indiquent une heure limite à ne pas dépasser, ou bien une sonnerie qui signifie la fin du temps accordé à l’écran. Il est assez intéressant de constater que les parents peuvent utiliser un référent indépendant et « neutre » (minuterie, horloge, personnalisée ou non), lorsque les injonctions plus classiques (« à table », « c’est fini maintenant ») s’avèrent inopérantes. La minuterie peut devenir, au même titre que la peluche, un accompagnateur de l’enfant auprès de l’écran.
- Contrôle « intellectuel » à base de questions ou d’interrogations à l’enfant sur les programmes, comme on le ferait après une journée d’école : on demande à l’enfant ce qu’il a compris, ce qu’il a retenu, et le programme diffusé devient le prétexte d’une discussion en famille ou à deux. On cherche également à savoir le bénéfice qu’il en tire.
Type de crainte pour l’enfant |
Type de stratégie de lutte des parents |
Physique |
Limitation du temps passé devant l’écran, heure limite de coucher, etc. |
Psychologique |
Limitation du temps + interrogation de l’enfant : ce qu’il a vu, ce qu’il a retenu, s’il en tire un bénéfice ou pas. |
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Certains parents admettent ne pas toujours avoir la conduite exemplaire qu’ils voudraient, ce qui crée un (léger) malaise dans l’application de leur contrôle : Ils s’inquiètent des effets de l’écran tout en reconnaissance sa capacité pratique à « occuper » l’enfant Ils reconnaissent passer eux-mêmes plus de temps devant les écrans qu’il n’en passent à lire ou à faire du sport. |
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À chaque écran sa stratégie ?aaaaaaaaaaaaa
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Au vu des témoignages, il n’y a pas d’écran qui ne soit soumis à un effort de contrôle et de réglementation de la part des parents. Aucun écran n’est laissé totalement « libre » d’utilisation.
En revanche, les stratégies de contrôle varient d’un écran à l’autre :
- C’est la télévision qui est la plus réglementée, par un contrôle assez important et surtout multidimensionnel, car il est à la fois :
- Temporel (limite donnée au plaisir)
- Validation du type d’émission regardée
- Interrogation et questionnement a posteriori sur les programmes regardés
- Les écrans de console de jeu vidéo fixe ou portable sont réglementés essentiellement du point de vue temporel, avec une limite de temps.
- Les écrans portables ou installés dans la chambre semblent plus difficiles à contrôler car ils peuvent servir plusieurs usages (tv, net, jeu), empiéter sur le temps de sommeil et fonctionner pendant que les parents dorment. Dans certains foyers, le problème a été réglé en installant un moniteur, qui ne donne accès qu’à des DVD choisis et facilement récupérables.
Par conséquent, tous les écrans ne semblent pas être intégrés dans les pratiques éducatives ou du moins pas de la même manière :
- La TV peut servir de support à un questionnement, de partage après-coup des images vues, de prise en compte de l’histoire, du rapport réalité / fiction, etc.
- Le jeu vidéo est davantage dans une problématique d’apprentissage de la mesure, de contrôle des plaisirs. Il peut aider l’enfant à acquérir des facultés logiques, des réflexes, une synchronisation psycho-motrice, mais tout cela échappe largement à l’emprise des parents, et ne paraît pas consciemment intégré dans une démarche éducative.aaaaa
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Tous les écrans ont semblé subir la réglementation des parents. Mais tandis que la réglementation TV est à la fois temporelle et intellectuelle, la réglementation des jeux vidéos est essentiellement temporelle, comme s’il était uniquement conçu comme une activité ludique, en marge du processus éducatif. |
[1] Cette question en forme d’accusation est propre à l’écran et n’est plus adressée au livre, dont on aimerait que quelques enfants les dévorent encore, sans craindre qu’ils soient avalés en retour. La crainte du bovarisme et des effets néfastes des livres (la peur de « s’enfermer dans la fiction »), largement oubliée, ressurgit au sujet de l’écran…
[2] Animal fantastique en forme de dragon – serpent qui avale un enfant
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