L’invention puis le succès d’Internet ont alimenté de nombreux malentendus. Nous n’avons, à coup sûr, pas fini de dérouler toutes les implications de cette innovation technologique. Mais il est d’ores et déjà possible d’en dégager les premiers éléments fondamentaux.
Internet est d’abord un média au sens plein. Il multipliant les types de relation, de médiation possibles des internautes entre eux, avec le monde réel, et de chaque internaute à lui-même.
Internet n’est pas seulement un média, car il adjoint aux contenus proposés les services d’un logiciel. Passer à coté de cette dimension essentielle, c’est se condamner à un usage restreint de l’Internet.
NB : cette note a été écrite en 2000
I/ Qu’est-ce qu’un média ?
L’environnement quotidien fournit maints exemples de « médias ». La télévision, la radio, la presse, voilà quelques-uns des supports que nous qualifions spontanément de « médias ».
Qu’est-ce qu’un « média » ? Un média, c’est à la fois moyen de transmission d’un message et intermédiaire entre un locuteur et son destinataire.
Dans le Larousse, il est écrit : « tout support de diffusion de l’information (radio, télévision, presse, livre, publicité, etc.) constituant à la fois un moyen d’expression et un intermédiaire transmettant un message… ».
II/ Internet est-il un média ?
Si l’on observe attentivement la définition du mot « média », il apparaît clairement qu’Internet est celui qui s’en rapproche le plus.
Il ne fait aucun doute qu’Internet est bien un moyen de transmission d’un message. Des milliards de pages de documentation, d’informations y sont acheminées vers des destinataires. Et l’on ne parle pas ici du chat, des mails, des forums, qui sont de nouveaux modes de communication mis en place par la toile.
C’est surtout comme intermédiaire qu’Internet se montre un média au sens fort. Dans la mesure où le média est un support qui opère une médiation, Internet peut prétendre au titre de média par excellence :
1. Il permet d’abord une relation entre plusieurs personnes.
Contrairement à ce qui se passe sur d’autres médias (la télévision, la radio), cette relation est réciproque. L’internaute n’est pas seulement récepteur dans la médiation, il est aussi acteur. Cette médiation est particulièrement riche et modulable, puisqu’elle peut se faire à deux ou plusieurs (chat, forums), elle peut être instantanée, dans le cas du chat, ou différée, dans le cas du mail.
Cette épaisseur nouvelle donnée à la médiation n’existe pas dans les médias traditionnels où les rôles sont nettement plus figés. Installé devant sa télé, le téléspectateur n’a pas le choix : il est forcément récepteur, aucun moyen ne lui est donné de réagir par le même support au message diffusé, la communication se fait à sens unique.
2. Internet offre également une médiation de l’internaute à lui-même
Le média numérique permet d’enrichir la médiation émetteur – récepteur, mais il est aussi le vecteur d’une nouvelle relation à soi.
Internet permet de simuler des choix, de forger une intention.
Au lieu de lire passivement des informations inscrites sur un support inerte, l’internaute peut simuler des choix futurs, par exemple sur des sites de voyages, où l’on simule différentes destinations avant de se décider
L'Internet rend possible l’émergence d’une médiation d’un type nouveau. Sorte de « punching ball » réflexif, il apparaît comme un « potentialisateur », un « sas virtuel » qui permet de quitter le réel un instant pour mieux y revenir.
Il crée un univers où toutes les alternatives peuvent être explorées et triées. La dynamique de la ré-flexion est poussée à fond : au lieu de réfléchir « dans sa tête » à l’ensemble des possibilités qui lui sont offertes, l’internaute pose face à lui un outil et médiatise sa pensée en l’extériorisant. Quel autre média pourrait s’en prévaloir ?
3. Enfin, il y a la médiation qu’Internet permet d’établir avec le monde réel.
Fréquemment associé au « monde virtuel », Internet est plutôt, de tous les médias, celui qui offre une prise la plus directe sur le monde réel :
− Il offre déjà la possibilité d’une mise à jour en continu, d’une réactualisation permanente, quand d’autres médias souffrent d’un retard continuel par rapport au monde réel.
− Par ailleurs, Internet est le seul média qui donne à ses utilisateurs la possibilité d’agir sur le monde. On achète un billet, on commande un livre, toutes ces actions ne sont pas une fuite dans un « monde virtuel », mais une action sur le réel.
Les autres médias comme la télévision, la presse, rendent impossible une telle démarche. L’attitude requise face à la télévision, le journal est même plutôt inverse : il s’agit de se « couper du monde », de cesser tout autre activités pour recevoir dans les conditions optimales le message diffusé.
Lorsqu’on dit d’Internet qu’il est un média, ce sont bien toutes ces catégories de médiation, qu’il faut garder à l’esprit. Si bien qu’au final, la prétendue « médiation » proposée par les médias traditionnels semble étriquée en regard de celles offertes par l’Internet.
III/ Qu’est-ce qui fait d’Internet un média au sens fort ?
Si Internet est un média au sens fort, c’est aussi parce qu’il offre accès à un contenu média d’une manière originale, spécifique : il lui adjoint les services d’un logiciel.
Un logiciel l’ensemble des programmes, des règles et protocoles informatiques qui permettent le fonctionnement d’un ensemble de traitement de l’information.
Internet donne non seulement accès à un contenu, mais il fournit également des instruments pour s’en servir, en adéquation à des besoins spécifiques.
Contrairement au journal qui offre un contenu standard, le même pour tous, Internet donne accès à des contenus de manière personnalisée et interactive :
• D’une part, les informations semblent pouvoir y être agencées dans n’importe quel ordre, comme si elles étaient les rouages d’une machine. A l’inverse, un journal n’est pas personnalisé. Il offre toutes les rubriques, et pour en consulter une, il faut acheter l’intégralité du journal. Même si on ne lit jamais les pages « sport » du quotidien, et si elles sont jugées inutiles et encombrantes, il faut les prendre, quitte à les jeter.
• D’autre part, Internet propose ses contenus de façon interactive. L’information diffusée n’est pas à sens unique, il est possible de réagir sur le même support au message diffusé. Le consommateur n’est plus simple spectateur.
Les logiciels disponibles sur Internet, les systèmes d’auto programmation, rendent possible la sélection par l’internaute de ce qui l’intéresse. Il n’a plus à être encombré par les pages « sport » s’il ne les lit jamais.
Internet réactive le fantasme d’un contenu toujours vivant, lorsque tous les autres médias semblent condamnés à ne proposer que des contenus inertes. Calculateur d’itinéraire, simulateurs, comparateurs, Instant Messenger, téléphone, moteur de recherche, visionnage vidéo, tous les contenus proposés s’appellent mutuellement les uns les autres, et sont autant de liens vers d’autres contenus.
L’essentiel n’est plus le contenu, mais ce « quelque chose sous le contenu », ce « moteur », qui lui donne vie et sens. Pour 10 documents disponibles, un moteur de recherche donnera plusieurs classements possibles, par pertinence, par ordre alphabétique, chronologique, etc.
Ce qui se joue ici, ce n’est donc pas l’association révolutionnaire de la « richesse du média » avec la « puissance du logiciel », mais plutôt l’étroite immixtion des deux éléments.
Internet ne propose pas d’abord des contenus qu’on pourrait ensuite classer et organiser. Tous les contenus proposés ne sont accessibles que par le biais du logiciel, ils sont « toujours déjà » triés par l’utilisateur qui les consulte, en partie de façon volontaire (recherche explicitement formulée, consultation d’un site précis), en partie de façon aléatoire.
Les sites qui se sont contentés de faire de l’affichage d’information ont manqué l’essentiel d’Internet. Internet n’est pas seulement un moyen de consulter sur un écran ce qui serait disponible ailleurs. C’est une nouvelle manière de lire des contenus qui, parfois disponibles en dehors d’Internet, prennent un sens tout autre.
Internet intègre spontanément une dimension interactive, des liens vers des sujets connexes, la possibilité d’une réaction. Sans cela, il n’est qu’un « mauvais journal » sans valeur ajoutée spécifique.
Ce qui est au cœur d’Internet, c’est bien un renversement des priorités, un déplacement d’intérêt du contenu lui-même aux diverses façons d’y accéder, et de graviter autour de lui.
Le vocabulaire employé par les marques illustre d’ailleurs cette prédominance du logiciel, seul dépositaire de la vérité du média, sur le contenu. Dans « intel inside », « microsoft inside », il est toujours question de quelque chose qui agirait « de l’intérieur », une force intime et secrète qui fait se mouvoir les choses visibles à la surface.
Tous ces termes de l’intériorité, évoquent la terminologie classique de la substance (sub-stare), ce qui se « tient dessous » et assure la cohérence de l’ensemble. Comme la substance, le logiciel est l’élément immuable qui persiste sous les transformations de ses attributs.
Cosmos et Chaosmos
Paradoxalement, cette « substance » d’Internet paraît dépourvue de toute substantialité, de toute matérialité. Les documents d’Internet donnent au contraire l’impression de flotter dans une sorte de cyberespace impalpable.
Rien n’y est systématique, tout y est placé dans un gigantesque fourre-tout dont nul ne semble connaître vraiment l’étendue. On pourrait appliquer à Internet une métaphore de Deleuze : Internet n’est pas un cosmos, il est un "chaosmos".
Proposant certes un choix infini, Internet ne donne pas toutes les clés qui permettraient de s’y repérer. On y trouve de tout, mais rien en particulier. Pour avoir l’information pertinente, l’internaute dépense un temps et une énergie parfois disproportionnés par rapport au bénéfice retiré.
• Sur un support papier comme le journal, l’alternative est simple. Tout ce qu’on n’y trouve pas, n’y est pas. Le journal ne renferme rien de plus que ce qui y est écrit. Il sera possible de dire, au terme d’une lecture attentive, les choses qui s’y trouvent, les choses qui ne s’y trouvent pas.
• De même, en radio : il y a concordance parfaite entre ce qui est dit par le speaker et ce qui est entendu par l’auditeur.
Ce qui fait la force d’Internet, cette imbrication du média et du logiciel, constitue aussi son principal écueil. Signe manifeste que c’est là sa spécificité profonde.
Conclusion
Nous n’avons, à coup sûr, pas fini de mesurer toutes les implications de l’Internet. Il a bien fallu attendre le livre d’Elisabeth Eisenstein, pour que l’on mesure la portée véritable de l’imprimerie par rapport au manuscrit, le changement de paradigme qu’il a instauré.
Ce qui paraît pour le moment certain, c’est la dimension logicielle intimement associée au média Internet, qui interdit d’en faire simplement un média seulement plus perfectionné ou plus moderne, mais bien foncièrement différent.
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