Les conditions d’attractivité des marques : une marque, ce n’est pas qu’un fabricant et un commerçant, c’est aussi une auto-contrainte
Self-binding et profondeur de marque
Pourquoi le consommateur parvient-il à se projeter dans la marque, pourquoi la performativité fonctionne-t-elle si bien ? Parce que les marque se performent elles-mêmes, s’imposent des règles.
Lacan et le stade du miroir
L’enfant passe devant une glace des dizaines de fois sans y prêter attention, puis un beau jour il se reconnaît. Lacan se pose la question : comment est-ce possible puisqu’il ne s’est jamais vu ? Il reconnaît une image comme étant la sienne alors que c’est la première fois qu’il la voit.
Les marques se forcent à correspondre à un idéal qu’elles se fixent, qu’elles créent, et c’est en se forçant à correspondre à cet idéal qu’elles créent cet idéal. Quelque chose qui relève de la performativité, intrinsèquement, et qui amène une réponse des consommateurs : c’est ça qu’il faut faire, j’y vais.
Face à un marché capitaliste de masses, par définition libre et anonyme, comment la marque peut-elle créer sa propre attractivité, comment peut-elle inspirer la confiance ? Elle n’a qu’une seule manière de faire cela : adopter un comportement exemplaire, en s’obligeant elle-même, en s’imposant à elle-même, unilatéralement, des règles, des contraintes résidant dans :
− son engagement de qualité, d’exigence, de régularité, de constance, d’innovation soutenue, d’efforts perpétuels d’amélioration, de leadership sur certains secteurs ;
− les dépenses qu’elle fait dans ce but ;
− les messages qu’elle émet, notamment publicitaires, pour exister en tant qu’entité symbolique.
Jon Elster et le self-binding
> Contourner la « weakness of will » inhérente à l’homme
Le terme de « self-binding » vient de Jon Elster, économiste et philosophe norvégien qui a beaucoup travaillé sur les problèmes de comportement, et notamment sur ce qu’il appelle la « rationalité limitée » : même un être rationnel, capable d’orienter mes actions en un temps T1, sait aussi par anticipation qu’il peut être victime de choses qui le dépassent et l’amener à se comporter de façon irrationnelle en T2. Ce terme s’applique en particulier aux individus soumis à des modifications de la personnalité, sous l’emprise d’addiction notamment, et qui malgré leurs bonnes résolutions ne résistent pas lorsque les circonstances les mettent face à l’objet de sa dépendance.
Outre ces situations extrêmes, l’homme n’est jamais à l’abri de la faiblesse de sa volonté. Malgré sa connaissance rationnelle, il peut ne pas faire preuve d’une volonté suffisamment forte pour résister à ses vices et à ses tentations. Savoir ce qui est bien et néanmoins faire le mal, c’est d’ailleurs la définition-même que donne St Paul du péché. Ce phénomène universel qui pousse l’homme à agir à l’encontre de son meilleur jugement est théorisé par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque sous le terme d’akrasia ou encore de « principe de Médée », en référence à la tragédie de cette mère qui, submergée par la colère et la volonté de vengeance, tue ses propres enfants.
Comment se comporter alors dans un environnement où l’on ne sait pas tout, où l’on risque d’être soumis à la subversion de ses propres passions ? Comment peut-on, en amont, limiter ces comportements, anticiper pour les rationnaliser face aux évènements extérieurs ? Elster prend pour modèle Ulysse dans l’épisode de sa rencontre avec les sirènes. Leur chant, il le sait, va le pousser à agir irrationnellement : il bouche alors avec de la cire les oreilles de ses matelots et, lui-même voulant entendre le chant tout en sécurisant son action, se fait attacher à un mât en demandant à ses compagnons de ne l’en libérer sous aucun prétexte. Par cette décision, il s’empêche de se comporter irrationnellement dans un avenir où il sait qu’il aura perdu le contrôle
De la même manière un alcoolique qui a décidé d’arrêter de boire, mais sait aussi que sa volonté risque de n’être pas suffisante pour ne pas céder ultérieurement va user de sa rationalité pour contourner cette faiblesse future, se donner les moyens de pouvoir résister lorsqu’il sera confronté à l’éprouve de la tentation : il va habiter dans un quartier sans débit de boissons, demander son aide à un ami, etc…
Le self-binding sert ainsi à rendre irrévocable un souhait éthiquement positif, non seulement par une décision prise par une volonté rationnelle en pleine possessions de ses capacités en un temps T1, mais aussi par la mise en œuvre de mécanismes extérieurs qui vont contraindre une volonté affaiblie, contourner une weakness of willface à la tentation, à la passion, au vice, enfin à des circonstances qu’on ne maîtrise pas en un temps T2. Ainsi si le self-binding restreint en un sens d’autonomie future du décisionnaire et en cela a l’air d’une aliénation, il accroît aussi sa puissance de décision et son autonomie présente :car c’est bien librement que l’individu met en œuvre un mécanisme de non-liberté qui l’obligera à se conformer au principe de sa décision. Sa liberté et sa rationalité s’exerce indirectement.
> Une décision d’ordre stratégique
Quand l’individu contemple le contenu spécifique à inclure dans ces directives en amont, il engage un processus mental de décision au présent, dirigée vers une contingence future elle-même basée sur des évènements passés. Ce processus implique la résolution intrinsèque que les décisions et choix présent restent les mêmes dans le futur. Cet auto-attachement est donc une action de maîtrise stratégique au sens propre.
Ce concept peut être décliné pour rendre compte de ce que fait une marque : elle anticipe perpétuellement une situation future pour laquelle l’information n’est pas complète (comportements inattendus des consommateurs, de la concurrence…) en se contraignant elle-même, en s’imposants des exigences d’émission, de projection, de dépenses qui l’obligent, alors qu’elle pourrait être tentée de s’y soumettre, de s’épargner.
> La nécessité d’un tiers
Le Baron de Münchhausen, officier allemand qui défendit Vienne contre les Turcs au XVIIIe siècle, s’est rendu célèbre par sa capacité peu commune à se soulever lui-même de terre en se tirant par les lacets. Et pour cause, le geste est physiquement impossible : pour agir sur soi, soi-même n’est jamais suffisant; on ne peut le faire de manière autonome.
Cette métaphore exprime bien la nécessité d’une tierce personne pour rendre effectif le self-binding :
- Soit que le décisionnaire ait besoin des autres pour le contrôler, l’aider à appliquer sa décision : l’alcoolique intègre les Alcooliques Anonymes, Ulysse a besoin de ses marins pour l’attacher au mât… Dans ce cas d’une contrepartie chargée de garantir l’effectivité de l’engagement, il y a donc une forme de contrat entre Ulysse et ses matelots, ou un patient et son médecin, garanti par le rapport de pouvoir ou le rapport financier.
- Soit que les autres servent, à minima, de témoin à sa décision : par exemple, quelqu’un qui aurait décidé d’arrêter de fumer ferait part de ce souhait à ses amis dans l’espoir que cette déclaration dans l’espoir que cette expression de son intention renforce sa volonté de poursuivre son action. On appelle cette posture le « pre-commitment » (D.W. Brock), qui se différencie du contrat en ce que le décisionnaire n’a pas eu besoin de contracter une obligation envers une personne particulière.
Appliqué à une marque le self-binding en devient l’acte fondateur : en s’auto-attachant de la sorte, la marque entreprend l’acte qui la constitue comme marque de façon permanente, se définit par son engagement-même, par sa promesse vis-à-vis du consommateur, loin de la chimère du contrat qui le lierait soi-disant à la marque. L’être même de la marque, c’est ce mécanisme d’auto-attachement.
Cette auto-obligation est précisément de l’ordre du « pre-commitment », du message d’engagement à destination du marché : c’est parce que le consommateur connaît les contraintes que la marque s’est fixées (normes de satisfaction, chartes de qualité et de constance, blogs, campagnes publicitaires… le tout gagé sur les dépenses, de communication, de recherche, etc.), parce que de ce fait il a envers elle une attente, que la marque est obligée de se conformer à ses décisions, quand bien même elle ne le voudrait plus. Ainsi Leclerc, qui a choisi de proclamer qu’elle est la grande surface aux plus bas prix du marché, est obligée de tenir cette promesse.
En cela, le self-binding n’est pas un ethos : il n’implique ni bonté et générosité de la part de la marque, ni même discours de bonté et de générosité, mais uniquement contrainte d’agir selon des préceptes fixés, dans un but commercial et non éthique. L’éthique, d’ailleurs, voudrait au contraire que l’on garde le silence sur ses qualités et actions morales, et non qu’on en fasse la publicité.
Le self-binding, c’est l’indicateur de la profondeur de l’engagement de la marque, ce qui montre sa verticalité, ce qu’elle va puiser au fond d’elle-même, au-delà de la surface de la pellicule du film publicitaire. C’est cet acte fondamental par lequel la marque s’oblige elle-même, délibérément et sans contrainte extérieure, qui lui attire en retour la confiance, au sens purement économique du terme, de gens qui n’ont vers elle aucune obligation. On reconnaît d’ailleurs les marques fortes à cette confiance qu’elles génèrent.
Aurais-tu d’autres auteurs emblématiques sur le self-binding ?
Sur le self-binding et la nouvelle conception de la marque j’ai deux références. D’abord Henri Lepage : « les théories économiques les plus récentes montrent que le marché met en place des mécanismes d’autocorrection pour éliminer les situations de passager clandestin, de piratage, de rente indues […]. Ainsi la nouvelle économie envisage précisément le phénomène de la marque comme l’un de ses mécanisme typique d’auto-police des marchés ». Lepage écrivait dans un article « l’investissement dans les marques commerciales est la clef de voûte de mécanismes par lesquels les agents du marché s’organisent pour faire leur propre police, assurer un maximum de loyauté dans les échanges et ainsi réduire leur risque et leur coût » (citation exacte reprise au dictaphone). La marque a une fonction économique fondamentale dans l’autorégulation du marché. L’autre auteur sur le self-binding Elster.
Lepage écrit aussi « ainsi que chacun le sait, une réputation industrielle, une image de marque commerciale, sont des objectifs qui mettent des années à se construire mais qui, une fois atteint, sont extrêmement périssables. Une marque, une réputation se détruisent plus vite qu’elles ne se font. De ce fait, tout ce qui y est consacré (la somme cumulée des flux financiers nets investis dans la création de la marque de l’entreprise, puis dans l’entretien de sa notoriété) représente, comme le risque de propriétaire pris avec l’achat de la machine, une sorte de caution dont la valeur vis-à-vis des tiers vient du risque financier élevé ue l’industriel prend désormais s’il ne fait pas toutce qu’il doit faire pour maintenir les standards de qualité et de fiabilité sur lesquels il s’est engagé dans son contrat. Il s’agit d’une forme d’auto-assurance offerte par l’entreprise à ses clients contre ses propres risques de malfaçon, dont les frais se retrouvent bien entendu dans les coûts, et que le client accepte implicitement de financer par un coût supplémentaire (dont le montant devrait en principe être égal au supplément de prix que l’acheteur propose au vendeur pour qu’il renonce à la tromperie) »
http://www.institutcoppet.org/wp-content/uploads/2011/02/La-nouvelle-%C3%A9conomie-industrielle.pdf
Elle est déjà là, la théorie du self-binding : par ses investissements dans la marque l’entreprise crée une espèce d’auto-assurance contre ses propres risques de malfaçon. Une entreprise peut être tentée de sa faciliter la tâche par des malfaçons mais ces investissements sont une assurance contre ses propres travers. C’est pour cela que c’est une auto-obligation. Elle s’oblige elle-même. Elle crée de la confiance. C’est la théorie du self-binding dont le théoricien est Elster.
C’est la marque elle-même comme auto-assurance sur le marché et ce sont ses investissements en tant que marque qui constituent le gage, c’est-à-dire précisément tout ce qu’elle investit non pas en tant qu’entreprise mais en tant que marque (logo, identité visuelle, publicité, magasins, communication, création de culture). Ça c’est son existence en tant que marque et pas en tant qu’entreprise.
C'est la preuve de son investissement en quelque sorte ?
La culture de marque – on parlait de mécénat – c’est investir. C’est de l’investissement. On a toujours les deux medium : la marque et l’argent. Pour construire une marque il faut de l’argent : cela coûte. Comme dit Lepage, dans ce que le consommateur achète, il y a une part où il paye le renoncement de la marque à le tromper, qui est l’investissement initial de l’entreprise dans la marque. L’entreprise par la marque s’auto-assure contre ses propres risques de malfaçon. Cela veut dire que le surcodage par la marque se décode aussi dans le medium argent dans le fait de payer. L’acheteur finance lui-même la confiance qu’il met dans la marque et en devenant fidèle la renouvelle.
La marque, c’est ce mécanisme d’auto-obligation, mais ce qu’elle développe, c’est de la culture, dans ce qu’elle investit pour construire sa marque ; pour construire sa marque elle articule de la culture
Le self-binding, c’est le mécanisme d’auto-assurance économique sur le marché, et c’est surtout l’idée de lien. L’idée importante n’est pas binding mais self. On ne lie pas le client. A la fois la marque détache des fragments de la culture vivante, mais en même temps en un sens elle la recycle. Le simple fait d’exister comme marque par exemple de fast-food qui se constitue dans le territoire du rap par exemple, introduit le hamburger comme un des éléments de cette culture.
La culture est très liée à la performativité.
Cela va ensemble. La performativité, c’est l’acte par lequel le consommateur produit, engendre la marque. La marque c’est la création d’entreprise. Mais si personne en face ne la constituait par l’intentionnalité collective des consommateurs, elle s’effondrerait. Elle est le résultat du double mouvement par lequel l’entreprise d’un côté s’auto-lie devant le marché, et des actes collectifs qui l’investissent en tant que tel par la performativité des consommateurs, par le croisement des deux. En tant que fait culturel elle est le résultat de cette rencontre de deux mouvements.
La self-binding est le mécanisme par lequel, sur un marché, une entreprise est obligée de construire une marque. L’entreprise qui ne construit pas de marque n’a pas de débouché sur le marché. Elle est obligée de construire une marque, d’entrer sur le marché non pas uniquement par le medium de l’argent mais par le medium de la marque, et donc d’un fait culturel, qui lui-même ne se maintien et n’existe vraiment que s‘il est du côté du consommateur, s’il est investi par une intentionnalité collective qui le reconnaît et l’investit par ses propres comportements, à commencer par l’acte d’achat. Mais aussi par tous les actes, comportements, qui sont liés à la marque comme fait culturel et pas qu’au produit, même s’ils intègrent les produits.