Le vécu du public, son ressenti, son expérience, son intelligence collective constituent une richesse fantastique, souvent maltraitée, aussi bien par les journalistes que par les sondeurs.
On peut considérer les capacités de témoignage de chacun de nous comme un trésor. Nous sommes tous les experts de notre vie quotidienne et cette expertise couvre tous les domaines de la vie : la culture, la vie pratique, la vie sensible, l’expérience humaine (real life), l’histoire, la vie publique, etc. L’expérience accumulée, la capacité d’expression, les potentialités de réactions de chacun sont comme une matière première à extraire et à traiter. Cette matière première est quasi-gratuite : le témoignage n’est pas considéré comme un travail et des millions d’individus sont prêts à s’exprimer gratuitement.
Il y a principalement deux professions qui travaillent à partir de cette matière première. D’un côté, les journalistes qui ont entre autres sources d’informations « l’homme de la rue » et s’efforcent d’en rendre compte. De l’autre, les instituts d’études qui « sondent » quotidiennement la population. En tant que directeur d’un institut d’études travaillant régulièrement pour les médias, j’observe quotidiennement à quel point cette matière première est sous-exploitée ou maltraitée. J’ai des centaines d’anecdotes pour illustrer ce phénomène. Je les réunirai peut-être un jour dans un livre mais je propose de faire une première approche en me concentrant sur les journalistes et sur la presse.
Les témoignages bidons
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Dans le secteur de la presse qui revendique une déontologie sans concession incarnée par la fameuse carte de presse, j’ai été plusieurs fois témoin d’entorses assez choquantes. La tradition veut que les témoignages en presse soient souvent agrémentés d’un prénom, d’une mention de la profession et d’une photo. J’ai vu différents articles, pour lesquels les citations étaient soit directement inventées par les journalistes à partir d’échanges divers, soit simplement réécrites en fusionnant quelques témoignages. Avec de faux prénoms, des fausses professions voire des photos issues de stocks d’images. Il ne s’agissait pas de modifier des informations personnelles pour préserver l’anonymat, mais plutôt d’inventer des identités pour animer des citations. Cette pratique, même si elle est minoritaire, révèle la légèreté avec laquelle la presse considère le témoignage.
De plus, les outils de recueil du témoignage utilisés par les journalistes sont assez simplistes, et se bornent le plus souvent à la citation-illustration. La récolte de cette matière première est considérée comme une tâche ingrate, qui incombe aux stagiaires et aux juniors.
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Enfin, les formats de diffusion du témoignage sont souvent caricaturaux et parfois extrêmes : des petites vignettes flanquées d’une citation, des témoignages totalement réécrits. Puisque suivant le principe démocratique tous les hommes sont égaux, on peut se permettre d’interroger n’importe qui, n’importe où, sur n’importe quoi. On fabrique des verbatims, on les déforme dans le sens voulu, on invente des noms, on leur colle des fausses photos pour aboutir finalement à ces témoignages factices qui peuplent les magazines et dont personne n’est dupe. df Cette situation évolue : certains magazines s’appuient sur leur site web pour récolter du témoignage de manière plus systématique. Mais cela reste limité. dv Le rôle des journalistes face au testimonial dv
Ces mauvais traitements infligés aux témoignages par les journalistes posent pourtant problème, et ne sont pas tenables sur le long terme. En effet, les témoignages remplissent une fonction essentielle. Dans la société, les individus sont atomisés et essayent de renouer les liens avec le corps social, à la recherche d’un consensus avec les autres. Face à cet isolement, les médias ont notamment pour fonction d’aider chaque individu à ressentir les points de vue de la société et à se forger son opinion par allers-retours successifs.
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Le prestige du métier de journaliste est longtemps resté associé à cette capacité à renvoyer une image cohérente de la société, à détenir une position de surplomb, de « super-conscience » sociale. Le journaliste apporte une médiation entre le marché anonyme et son image, autre que celle donnée par l’institution traditionnelle (religieuse, politique). Il court-circuite les médiateurs officiels, et permet à la société de se regarder elle-même.
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Le journaliste est auto-médiateur de la société : la société réfléchit sur elle-même grâce aux médias. Dans cet exercice, il ne s’agit pas de montrer simplement des exemples de témoins ou d’illustrer quelques archétypes, ce d’autant plus qu’il est illusoire de vouloir absolument identifier un témoignage à tel ou tel témoin. Il est plus intéressant de produire des retours d’opinions, des jugements collectifs, sans énonciateur identifiable, qui mettent en ordre la diversité des avis. L’intérêt majeur est d’évaluer les objets avec un évaluateur plus large qu’un individu. Ces opinions sont composées de verbatims entre guillemets qui gardent la trace des évaluateurs. Les journalistes permettent la cristallisation d’opinions collectives en produisant des « portraits reflets », comme une « émanation spontanée » de l’opinion, synthétisée de façon cohérente. L’élaboration collective du jugement fait que les lecteurs s’y retrouvent en miroir. Les gens peuvent non seulement confronter, mais aussi conforter leur opinion.
Si les journalistes continuent de maltraiter les témoignages, et proposent de la société une image dans laquelle celle-ci ne se reconnaît plus, ils subiront le même sort que les monopoles traditionnels de mise en ordre de l’opinion, et se feront court-circuiter par des modes d’expression alternatifs, comme c’est le cas actuellement. Quitte à redéfinir leurs fonctions ou recentrer leurs activités, sur le journalisme d’investigation par exemple.
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L’expression du public à grande échelle
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Aujourd'hui, les forums récupèrent peu à peu cette fonction traditionnelle de médiation que le journalisme n'assume plus (ou moins). Ils fonctionnent comme des espaces parfaitement adaptés pour diffuser des retours d'opinions ou d'expériences. Chacun depuis chez soi peut court-circuiter les anciens monopoles du discours.
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En tapant le nom d’un appareil on peut trouver tout ce que la communauté des utilisateurs en pense. Le problème n’est pas d’identifier qui s’exprime mais d’avoir un aperçu de la réaction du public en repérant les phénomènes majeurs et mineurs, les mises en garde, les conseils. Comparé au traditionnel micro-trottoir, le forum est beaucoup plus puissant car seules les personnes concernées et qui ont des choses à partager s’expriment, et ce de manière spontanée.
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Le forum mais aussi les blogs, les chats et les pages perso occupent donc un rôle traditionnellement dévolu aux médias. Ils fonctionnent comme un retour d’opinions ou un retour d’expériences. Deux qualités essentielles constituent leur valeur ajoutée par rapport aux médias : la spontanéité et le désintéressement.
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Le caractère désintéressé du témoignage spontané
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La force de ces témoignages spontanés qui s’expriment dans les forums tient à leur caractère désintéressé. Le consommateur qui partage son expérience et donne son avis sur un hôtel, un film ou un livre témoigne en principe de bonne foi. En revanche, les témoignages qui sont diffusés par les marques sont parfois lus avec quelques réticences.
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Lors d’une étude sur les sites de voyage, j’ai pu me rendre compte à quel point l’information en provenance des institutions commerciales pouvait être suspecte :
- les voyagistes qui proposent des réactions de clients sont suspectés de sélectionner les témoignages plutôt positifs
- les comparateurs, qui sont censés analyser objectivement l’ensemble de l’offre, sont suspectés d’avoir des accords avec certaines marques qu’ils font ressortir en tête de classement.
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Face à cette information qui risque d’être biaisée, les consommateurs préfèrent accorder leur confiance aux forums où les expressions sont a priori libres. Jusqu’à ce que les différents espaces de dialogues soient infiltrés par des individus chargés de répandre la bonne parole.
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La structuration des témoignages sur le web
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Sur le web, le partage d’expériences occupe donc une position centrale. La vitalité et la richesse de ces témoignages contrastent avec la pauvreté du testimonial en presse. Ils s’expriment directement sur un mode collaboratif et collectif. Il n’y a plus une instance (média ou institut de sondage) qui organise verticalement les témoignages mais une structuration naturelle et horizontale.
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Le principal inconvénient de cette profusion de témoignages, c’est leur dispersion et le manque de synthèse. Personne ne lira sur Allo Ciné les 500 témoignages disponibles sur tel ou tel film. Face à cette abondance, l’internaute va se contenter d’en lire quelques-uns et ne bénéficiera pas de cette matière dans toute sa richesse. C’est un peu toujours le même dilemme : en délaissant les instances traditionnelles de traitement des témoignages, imparfaites mais rassurantes, on se trouve confronté à une pure liberté sans ordre cohérent, fascinante mais dont on ne sait que faire.
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Nous devons donc développer de nouveaux outils pour organiser, rendre compte de ce foisonnement et détecter les pépites qui sont pour l’instant noyées dans la masse. Il y a une réelle attente de synthèse. Et les médias off-line (notamment la presse magazine et son format particulier) ont une vraie valeur ajoutée à faire valoir dans cette capacité de synthèse, de repérage et de sélection.
Pour ordonner ce chaos, plusieurs voies sont possibles.
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La première solution consiste à laisser aller ce joyeux désordre, en se disant qu’il va se structurer « tout seul ». Des logiciels comme Citivox ou Wikipedia sont aujourd’hui à la pointe de ce mouvement. L’utopie de l’auto-organisation a toujours eu ses adeptes. Elle a été envisagée plus d’une fois, par exemple à l’époque des Lumières. Avec ses salons, ses correspondances, elle rappelle beaucoup nos forums électroniques contemporains. Mais la survie des organismes auto-gérés reste précaire, et leur application limitée. Au XVIIIè siècle, après le succès des journaux savants qui entassaient chaque mois des pages et des pages de nouvelles scientifiques de toute l’Europe, le besoin s’est fait sentir d’une vraie mise en ordre qui a éclipsé les tentatives antérieures : l’Encyclopédie. Une fois passée la phase de l’expression débridée, Internet connaîtra le même mouvement de balancier.
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Une deuxième possibilité consiste à faire entrer au forceps la richesse des témoignages dans le cadre rassurant mais un peu étriqué d’un ordre défini à l’avance, ou de techniques traditionnelles de classement. On sélectionne quelques témoignages qui sont mis en avant en laissant de côté la masse du vécu. On propose des fiches pré-formatées dans lesquels les témoignages s’inscrivent.
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Il doit bien y avoir une troisième voie, qui consiste à dégager de nouveaux modes de traitement et de recueil, à rénover nos techniques autant qu’Internet a rénové les habitudes d’expression de soi. Des moyens nouveaux pour bien exploiter la richesse disponible : démassifier l’opinion, ne pas interroger n’importe qui sur n’importe quoi, proposer des questionnaires adaptés par profil, aider les gens à entrer en relation avec leur expérience. Inventer de nouveaux formats du témoignage, de nouvelles formes d’études. Ce champ-là est grand ouvert, et il y aura bien de quoi faire un nouveau post.
J’ai pu récemment constater dans une étude sur le publi-rédactionnel que cette forme de communication testimoniale manquait parfois de crédibilité auprès des lecteurs, notamment en cas d’abus de témoignages orientés et unilatéralement positifs : « j’ai essayé tel produit et j’ai immédiatement adoré ». À l’occasion de tests de magazines, j’ai plusieurs fois vu des lecteurs qui avaient de gros doutes sur le sérieux avec lequel les témoignages sont recueillis.
Oui Monsieur, il conviendrai de faire le ménage. Ce qui sous entendrait de gagner en indépendance souvent, oserais-je dire en liberté. Tout cela a un prix, le prix du temps, temps nécessaire à la réflexion, à l'analyse, pour un résultat qui n'est pas toujours consensuel...retour à la case départ.
J'ai moi même dans un cadre professionnel et privé fait l'objet de plusieurs sondages récemment, comment y échapper?
L'exercice m'a semblé amusant sur le coup, intéressant à la réflexion, et chaque fois frustrant au final. J'ai même dernièrement fait part de ma réprobation voir de mes accusations à un organisme sondeur à la vue des résultats dudit sondage sur un réseau professionnel auquel j'appartenais. Les faiblesses de ce sondage n'auraient guère été alarmantes si les résultats de celui-ci n'était proposé in fine à des candidats potentiellement investisseurs à hauteur de leurs économies. Ce sondage plein de bonne volonté et...de lacunes était bien entendu réalisé sur internet et sur internet uniquement.
Voilà pour le témoignage.
Parallèlement et parce que j'ai exercé bien modestement une activité commerciale, je sais pour l'avoir appris,comme vous le savez (et certains le font sans même s'en rendre compte) comme il peut être aisé d'induire des réponses qui nous conviennent (cf. entre autre : "petit traité de manipulation à l'égard des honnêtes gens"). J' ai gardé de cette période un intérêt certain pour la fragilité de notre raisonnement humain, puissent ces expériences m'avoir appris la réserve, l'humilité et la partimonie.
Voilà pour l'enseignement s'il en est.
Enfin, je me demande si je ne vais pas créer un institut de sondage qui ne questionnerait que les non comptabilisés. A savoir tout ceux qui ont coché la case: "ne sait pas", tous ceux qui "ne se sont pas encore prononcés", tous ceux qui nous ont laissé " un blanc". Si je mets de côté la question rédhibitoire de
savoir " qui va me payer?" et, ne croyez pas que j'ai un penchant humanitaire pour les exclus, ça m'arrive en d'autres circonstances, mais là cela relève plutôt d'une curiosité insatisfaite. Il me semble qu'il y a là un vrai réservoir d'idées. Tant il est vrai que si vous ne savez pas quoi penser d'un produit, qu'elle décision prendre, ou bien si vous vous moquez éperdument de la question posée, alors là vous m'intéressez. Ce qui m'intéresse c'est pourquoi vous ne consommez pas ce genre de produit, ou bien votre indécision est le fruit d'une réflexion, peut être d'une confusion qui m'intéresse, et encore quels sont donc vos centres d'intérêts qui n'interessent personne? Il me semble que les indécis ou ceux qui ne savent pas sont plus interessants, plus sûrs et souvent moins versatiles que ceux qui savent et que ces oubliés de tous bords pourraient nourrir bien des innovations.
A mon sens le meilleur sondage de demain sera celui qui invitera (aussi) les silencieux en chair et en os, posera le sujet, posera peu de question, demandera POURQUOI ? (mot quasiment exclu du vocabulaire des sondeurs) écoutera et répondra s'il le peut aux questions qu'on lui pose. Les meilleurs vendeurs le savent et aiment leur métier, n'est-il pas?
Plus qu'un angle précis il s'agit là d'un angle de la précision.
Voilà pour l'utopie.
Meilleures salutations
Brigitte GAUTIER ( autant dire quidam)
Rédigé par : Brigitte GAUTIER | 26 mars 2007 à 14:27
Note très instructive. De mon point de vue de journaliste(web et presse écrite), je vous rejoins dans votre déconciation du bidonnage, comme on dit, des témoignages. Manque de rigueur professionnelle...
En revanche, je sais d'expérience que la contribution laissée sur un forum, par exemple, est toujours insuffisante pour le journaliste qui rédige un article avec un angle précis. L'idéal, dans ce cas-là, est de recontacter personnellement les gens qui ont témoigné (quand c'est possible) pour recueillir leur témoignage en vue d'une publication. Car, encore une fois, le journaliste a des questions précises et doit tenir un angle.
Bien cordialement
GdL
Rédigé par : Galand de Liso | 02 décembre 2006 à 16:41