La recherche documentaire est un pilier des études qualitatives. Voici le chapitre que je consacre à ce sujet dans le livre Big Quali.
Analyse des différentes expressions de la marque, veille concurrentielle (benchmark), vécu consommateurs en images (UGC, crowdsourcing), reportage photo et vidéo, social listening, ouvrages et études de référence, c'est toute cette matière qui a vocation à alimenter l'analyse et le planning stratégique, à illustrer et documenter le rapport d'étude.
C'est un domaine où la masse de données disponibles a fortement augmenté en quantité et en qualité ces dix dernières années. Comment l'exploiter sans se noyer ?
Les études marketing bénéficient d’un accroissement des données issues du web. Les moyens technologiques facilitent la création de base de données sur mesure sur WordPress ou YouTube. Pour comprendre les évolutions, il est utile de constituer une veille des innovations expérientielles, nouveaux produits et services, formats éditoriaux, comportements sociologiques ou micro-cultures.
Une montagne de données qualitatives
Le digital et le web facilitent l’accès à des données très riches : articles, newsletters, influenceurs, études, témoignages, infos produits, photos, vidéos, médias sociaux, etc. De nombreux outils facilitent cette veille : Crawler, Pocket, Inoreader, Google alertes, Panda, Feedly, Netvibes… Les anglo-saxons nomment « desk research » ce travail documentaire. Il y a une grande diversité de sources gratuites et payantes : syndicats professionnels, presse spécialisée, bases de données, études sur étagère… À côté de l’institut Xerfi créé en 1993, qui propose 700 études autour de 2000 euros l’unité, Businesscoot a créé une offre de 800 études documentaires au prix unique de 89 euros. Plusieurs acteurs sont spécialisés dans la veille sectorielle à l’instar de Retailshake, Madame Benchmark pour le retail ou Uptowns pour l’ethnographie digitale et les signaux faibles. Avec le développement du e-commerce, des millions de fiches produit sont accessibles sur les sites des fabricants et des distributeurs. À partir de sources digitales, on peut jouer sur les captures d’écran, le recueil de liens et la compilation documentaire.
Mais la veille ne se limite pas à la collecte via son ordinateur. Il faut aller sur le terrain, observer les lieux de vente et de consommation, acheter, goûter les produits, vivre et collectionner les expériences. L’expert en marketing du commerce Frank Rosenthal a effectué plus de 3000 visites de magasins dans plus de 20 pays. C’est toujours un régal de l’entendre commenter ses photos de visites et je partage son plaisir de photographier ou de filmer la réalité pour rendre compte d’observations. Idem pour Olivier Dauvers qui fait des vidéos à la première personne vivantes et instructives.
Cette matière documentaire enrichit l’étude à chaque stade :
- lors de la préparation : en s’immergeant dans l’univers et identifiant les problématiques ;
- lors du terrain : stimuli pour faire réagir les consommateurs ;
- dans les rapports d’étude : illustrés avec des images collectées ;
- pour des études fondamentales et des cahiers de tendances : en décryptant la veille avec des compétences de planning stratégique, analyse sémiologique et culturelle.
Des logiciels permettent d’aspirer la matière disponible. Ces logiciels sont surtout adaptés pour relever des contenus textuels. Nous évoquerons d’abord le potentiel des données visuelles avant de revenir sur les contenus texte dans le chapitre dédié au social listening.
Du bon usage des données qualitatives
Pour les données quantitatives, l’attention est portée sur la représentativité des échantillons. Il s’agit de pouvoir reproduire des proportions afin de simuler une population définie. Pour les données qualitatives, l’objectif est de couvrir et d’illustrer les différents types de situations. L’expérience montre que pour appréhender un phénomène, il faut une masse critique de cas.
Pour constituer un corpus documentaire intéressant, il faut viser simultanément plusieurs objectifs :
- couvrir les différentes facettes de l’univers ;
- chercher des exemples innovants, originaux, inspirants, qui se démarquent ;
- identifier des exemples qui questionnent la norme et préfigurent de nouveaux usages ;
- regarder toutes les dimensions de l’univers (nom, identité visuelle, design, argumentaires, communication, mode d’emploi, composition) ;
- faire un focus sur la sous-famille dans laquelle le commanditaire souhaite s’inscrire.
Pour cerner un univers, il faut regrouper plusieurs dizaines à plusieurs centaines d’exemples. C’est la condition pour dresser un panorama, identifier des règles et anticiper l’évolution. Cette technique de saturation à partir d’un large corpus analysé en profondeur permet aussi de devenir la référence du sujet en question. J’ai pu vérifier à plusieurs reprises que, pour être perçu comme expert d’un sujet, il suffisait d’accumuler une documentation massive sans craindre d’être noyé.
Pour une étude pour la marque BoZ concernant le lancement d’une barre-repas, une veille documentaire a permis d’identifier une cinquantaine de marques en France et à l’étranger. L’analyse a porté sur les noms, l’identité visuelle, la segmentation (familles minceur, sport, nature, etc), les recettes, les ingrédients, le prix, le grammage, le storytelling. Ce décryptage a mis en évidence la modernité de ce produit nomade, peu transformé, adapté à de nombreuses occasions. C’est un produit végétal grand public promis à un grand avenir. Il y a notamment une place pour les barres salées avec une bonne qualité gustative. Une étude consommateurs nous a confirmé le potentiel de marché mais l’observation de l’offre disponible était déjà très éclairante.
Ce balayage permet de comprendre ces produits paradoxaux, à la fois sains et industriels. Ils sont composés d’ingrédients valorisés (céréales, légumineuses, légumes, graines et oléagineux, épices, fruits secs) mais sont transformés. Ils couvrent de nombreuses occasions de consommation mais se présentent comme des produits spécialisés. En flirtant avec spécialisation diététique et régimes spéciaux, ils restent en marge de nos habitudes. Leurs qualités gustatives sont inégales avec de bonnes et de mauvaises surprises.
Le macroscope pour décrypter les environnements complexes
Le livre de Joël de Rosnay Le Macroscope, Vers une vision globale, paru en 1975 défend l’idée d’une analyse systémique adaptée à l’observation des environnements complexes. L’approche macroscopique vise à analyser l’infiniment complexe. Pour atteindre la compréhension globale, il faut concilier vision au télescope de l’infiniment grand et vision au microscope de l’infiniment petit.
L’hyperwatch ou l’analyse en largeur et en profondeur
Cette approche à double sens qu’on peut appeler hyperwatch a été théorisée par la phénoménologie. On parle de variation « eidétique » pour signifier qu’un phénomène se dégage quand on fait varier une ou plusieurs de ses dimensions. L’essence n’est jamais totalement réalisée dans une seule incarnation. C’est l’observation des variations qui permet d’acquérir une bonne connaissance de l’objet et d’identifier ses éléments de force. Pour comprendre les spécificités des pop-up stores, il faut inventorier leurs différentes manifestations dans les centres commerciaux, grands magasins, gares, aéroports, foires, festivals, lieux de vacances… Mobile et éphémère par définition, le pop-up store est protéiforme : il autorise une grande liberté. D’où la nécessité d’observatoires riches associés à des analyses sémiologiques ambitieuses. La méthode implique l’analyse d’un phénomène par l’observation d’un nuage de manifestations proches.
Certains contenus comme des publicités ne sont accessibles que temporairement. Un enregistrement vidéo a l’avantage de garantir la conservation du support. Pour disposer d’un matériel propriétaire, il suffit de faire des captures d’écran (captures photos ou vidéos), photographier ou filmer la réalité.
À la création de QualiQuanti en 1990, nous avons beaucoup travaillé sur la télévision avec la mise en place d’une pige internationale comprenant 3000 cassettes VHS sur les émissions TV du monde entier. Une étude menée conjointement avec la Sorgem sur le sponsoring TV a donné lieu à l’analyse de plusieurs centaines de billboards, ces animations placées avant le générique de l’émission. Ce fut la première étude d’envergure réalisée à partir d’un observatoire. Pour faciliter le décryptage et la comparaison des cas de parrainage TV, nous avons imprimé des centaines d’exemples à l’aide de l’imprimante vidéo Sony UP 5000. Dans la continuité de ce travail une analyse a été réalisée sur la dynamique audiovisuelle des marques et la façon dont les logos de marque et les génériques s’animent.
En avril-mai 2020, lors du premier confinement, deux cents restaurants contraints de passer à la vente à emporter ont été scrutés[2]dans le but de mettre en lumière l’adaptation du secteur en termes d’offres, de recettes, de conditionnements, d’aménagement des espaces, de communication, de tarifs, d’horaires d’ouverture. Il s’agissait de comparer, de regarder les comptes Facebook et Instagram, de commander, de tester les plats, d’auditer les cartes, les outils physiques et digitaux. Le plus instructif est de commander les différentes formules et de vivre toutes ces expériences à plusieurs. Nous avons pu ainsi organiser des déjeuners avec des menus issus de plusieurs restaurants. Ces expériences ont permis d’apprécier les emballages, les explications et petits mots des chefs, les quantités offertes, le rendu visuel, la pertinence des plats pour une consommation réchauffée et à distance.
La création de bases de données structurées
Le risque avec la recherche documentaire, c’est d’être noyé sous la quantité d’exemples. Pour se repérer dans la masse de données qualitatives, il y a différents procédés :
- produire une série de supports au format Powerpoint avec les images clés de la réalité observée classée selon différents critères.
La préparation du matériel sous forme de PPT permet d’organiser la matière en mettant côté à côte les éléments à comparer, en décomposant certaines vidéos sous forme de photoboards, en classant les images et en gardant dans la partie commentaires des indications sur la source.
- mettre les vidéos disponibles via YouTube ou Viméo en mode confidentiel avec des tags facilitant le repérage.
Pour une étude sur les écrans digitaux (affichage digital, écrans digitaux dans les vitrines et les magasins), il est apparu indispensable de filmer avec un smartphone une multitude de boucles vidéo. Ces vidéos ont ensuite été mises en ligne sur une chaîne YouTube dédiée. Cela permet aujourd’hui d’avoir une vue d’ensemble des différents types d’images diffusées via ces écrans. Plus de 200 vidéos ont été mises en ligne en mode confidentiel (accessible uniquement par ceux qui disposent d’un lien).
- créer une base de données sur WordPress afin de construire un observatoire sur un sujet donné.
Sur le brand content, une base de données de plus de 7000 cas a été créée à l’adresse http://veillebrandcontent.fr/. Chaque cas fait l’objet d’une description, de captures photos et de liens vers l’opération. Les cas sont répertoriés par secteur mais aussi par genre (podcast, consumer, court-métrages, événementiel), par marque et par thème. Cet observatoire permet de faire des analyses ad hocdans des délais très courts. Un décryptage sur le brand content du secteur de l’assurance avec plus de 350 exemples a notamment été mis au point.
Tout le travail évoqué ci-dessus doit permettre d’atteindre un objectif : se donner la capacité de faire le tour du monde d’un sujet en quelques minutes en naviguant dans le matériel documentaire structuré. Passer en revue, analyser et comparer une masse importante de données qualitatives donne une compréhension concrète et fine du sujet. Cela donne le superpouvoir de comprendre le phénomène dans toutes ses dimensions et d’entrevoir les règles de fonctionnement, les axes d’innovation et d’amélioration, les évolutions.
Trente ans d’analyses documentaires
Les travaux de recherche chez QualiQuanti nous ont amenés à faire plusieurs centaines de veilles documentaires. Chaque étude a démarré par la création d’un observatoire composé d’une multitude d’exemples.
Voici quelques exemples de travaux avec souvent des publications associées :
- Pour comprendre le publi-rédactionnel en 2006 à la demande de MPG et Text in the city, plus de 500 exemples ont été analysés. L’étude a mis en évidence l’efficacité du publi-rédactionnel comme outil de communication au service de la relation pragmatique avec le produit. Elle a aussi montré les enjeux esthétiques, de crédibilité et d’intégration. Ce travail a été prolongé en 2018 par une recherche sur le native advertising[3].
- Les codes de communication du luxe ont fait l’objet en 2010[4] d’une étude en souscription. L’étude traite des règles structurantes de la communication de luxe : le lien du luxe avec l’art, l’évolution des sensibilités contemporaines (mondialisation, nomadisme, naturalisme, après post-modernisme…), les thèmes permanents du luxe (l’esthétique de la lumière, la rhétorique du « fait main », les valeurs de liberté, de culture)
- Une analyse de plus d’une centaine de consumer magazines a été réalisée en 2012 à la demande de Mediapost Publicité qui a donné lieu à deux livres blancs[5].
- Pour une étude sur la TV connectée à la demande du CNC[6] en 2012, ont été analysés l’interface des box des opérateurs, des smart TV, des services de replay et de streaming vidéo.
- Entre 2011 et 2017, SoLocal a produit un blog intitulé www.ideeslocales.fr. Ce blog a été l’opportunité de recenser chaque année 120 innovations dans les commerces du monde entier. Cette mission m’a amené à visiter un grand nombre de villes en Europe en changeant d’hôtel chaque soir et en arpentant les quartiers innovants, appareil photo en bandoulière.
- Les lieux de marque (hôtels, bars, restaurants, musées, spas) ont fait l’objet d’un travail spécifique avec l’analyse d’une centaine de lieux et la publication d’un livre blanc[7] par PagesJaunes.
- Le sense of place des hôtels à partir du décryptage en 2018 de 500 hôtels pour le groupe Accor. Ce travail a donné lieu à un article dans Influencia[8].
- Pour IFLS devenu Institut du commerce, des études documentaires ont été réalisées sur des sujets aussi différents que l’essor du commerce de proximité, la restauration rapide, la démocratisation du bio et les tendances de la restauration rapide.
La gestion des connaissances
Trente années de recherches et de veilles documentaires permettent de construire une expertise avec des travaux qui se complètent et s’enrichissent sur la question des marques, des médias, de la publicité, du retail, des lieux. Nous avons établi des ponts entre le téléachat, le publi-rédactionnel, le native advertisinget le product content. Tous ces modes de communications fonctionnent sur la relation pragmatique au produit, sur la mise en situation d’usage à côté de la publicité plus contemplative. La recherche sur le brand content a bénéficié des travaux sur l’intrusion publicitaire et sur l’éditorial. Pour comprendre comment les marques deviennent des médias, il est utile d’avoir analysé le fonctionnement des médias. Le fait de passer en revue les différentes techniques de communication donne une cartographie et permet de réfléchir à l’avenir de la publicité.
Pour maximiser la puissance des études qualitatives, il est utile de mettre en place une démarche de gestion des connaissances (knowledge management). Le principe est d’identifier, analyser, organiser, mémoriser, partager les connaissances au sein d'une organisation. Le métier des études qualitatives se prête à une telle démarche dès lors qu’un objectif de connaissances est fixé. Les observatoires et les analyses documentaires gardent beaucoup de valeur dans la durée car ils consistent à passer en revue un phénomène. La valeur d’une étude tient aussi à sa durabilité, sa capacité à rester intéressante dans le temps.
Le test d’une multitude de stimuli
Une façon de générer de la valeur ajoutée consiste à faire réagir les consommateurs au corpus. Des méthodologies comme le forum online permettent de tester progressivement des dizaines voire des centaines de stimuli sur 15 jours à 3 semaines. Cela favorise des comparaisons et permet de tirer les leçons. Tout doit être fait pour faciliter l’accès aux cas (liens vidéos, playlists, contenus audio, supports multi visuels, fiches de présentation, books d’exemples, produits envoyés par La Poste) et les feedbacks à travers une codification des stimuli. La visioconférence est également très adaptée pour la présentation de stimuli car chaque participant peut voir les différents exemples en plein écran et l’animateur passe facilement d’un stimulus à l’autre. Cela génère des réactions en direct et facilite les comparaisons. Autre moyen pour tester des stimuli : les carnets de visionnage via des questionnaires individuels auto-administrés.
Ces multi-injections de cas sont très productives. En suscitant des retours éclairés, elles permettent de situer les différentes facettes de l’univers appréhendé. Chacun peut accéder aux exemples individuellement dans un contexte naturel. Le retour peut se faire sous forme de posts, captures d’écran, photos, palmarès commentés, commentaires vidéo. Les participants peuvent proposer des exemples qui peuvent être soumis à réaction. Ayant testé de nombreux corpus, le constat est que cette approche permet de comprendre concrètement ce qui fonctionne et d’illustrer les résultats et les recommandations.
L’étude documentaire est un pilier des études qualitatives. Elle s’appuie sur des sources gratuites, payantes mais aussi sur la production de données. Il est crucial de savoir collecter, classer et analyser cette matière disponible.
À partir de tels corpus documentaires, on peut faire réagir les consommateurs mais aussi des experts. L’idéal c’est de pouvoir enrichir le travail de veille avec une phase d’analyse sémiologique qui tire toutes les leçons de la matière accumulée.
[2] https://www.qualiquanti.fr/restaurateurs-mieux-vendre-a-emporter
[3] https://fr.slideshare.net/qualiquanti/le-potentiel-du-native-advertising
[4] https://testconso.typepad.com/files/projetluxe-qualiquanti-2010.pdf%20
[5] https://www.qualiquanti.com/wp-content/uploads/2014/05/mediapost-livre-blanc-consumer-magazine-3.pdf
[6] https://www.cnc.fr/professionnels/etudes-et-rapports/etudes-prospectives/les-nouveaux-usages-de-la-television-connectee_221012
[7] https://fr.slideshare.net/PagesJaunesSA/livre-blanc-lieux-de-marque
[8] https://www.influencia.net/fr/actualites/art-culture,pas-manquer,hotellerie-culture-marque,9222.html
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