Chez QualiQuanti, nous avons toujours pensé que recherche et création étaient liées. Avec ce livre de Paul Willis paru en 2000, on ne peut que relativiser l'illusion d'objectivité du métier des études et ce qu'on pourrait appeler la "market research bureaucracy". Pour l'auteur, "toute démarche de recherche doit conduire à un étonnement" et "nous ne pouvons comprendre notre quotidien que si nous comprenons qu’il contient en lui-même une forme de créativité symbolique". Autant de raisons pour s'inscrire dans la continuité de cet homme et de rendre compte de son travail à travers cette fiche de lecture.
L’opposition entre le rationnel et l’imaginaire n’est plus d’actualité pour les ethnologues. C’est ce que soutient P. Willis dans son ouvrage The Ethnographic Imagination, où il présente une méthode éponyme pour sa discipline.
Téléchargement Ethnographic Imagination
Paul Willis cherche à éclairer ce qu’il entend par “l’imagination ethnographique”, expression dont il est l’auteur, et qui peut apparaître énigmatique, les termes semblant s’opposer.
Ethnographie |
Imagination
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Cherche à décrire la réalité
Discipline empirique et conceptuelle
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Transcende la réalité
Posture qui vise à voir le monde à partir d’un grain de sable |
L’auteur donne une légitimité à ce néologisme. Pour lui, l’ethnographie a besoin, pour se développer, d’une imagination théorisée. Mais l’imagination des sciences sociales ne peut être éclairée que dans une tension avec des données empiriques.
Nous ne pouvons comprendre notre quotidien que si nous comprenons qu’il contient en lui-même une forme de créativité symbolique.
Quelle méthode adopter?
Pour l’auteur, on ne peut pas s’en arrêter seulement à l’empirie (qui peut être plate) ou à la théorie (vide d’âme) : il faut créer des liens entre les concepts et le désordre du quotidien.
Définir une telle méthode relève du challenge, car il s’agit d’une branche d’une discipline complexe que sont les sciences sociales.
Les spécificités des sciences sociales |
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Différences avec les sciences dures |
Les sciences sociales ne peuvent pas prétendre être un miroir objectif de la réalité. Seuls des concepts approximatifs peuvent être obtenus. |
Une exigence spécifique |
Les sciences sociales doivent développer leur propre logique de “concepts sensibilisants”, et obtenir une certaine fluidité. |
Difficultés spécifiques |
Elles cherchent à comprendre le monde dans lequel elles évoluent, alors qu’elles sont elles même déterminées par ce monde. Monde qui change sans cesse, les concepts en sciences sociales sont alors en perpétuelle mutation. Une interprétation de ce que font les gens est nécessaire, ce qui risque de rendre le travail subjectif. Une interprétation poussée est nécessaire pour tous les éléments de la vie quotidienne (traditions, etc). |
Comment dépasser ces difficultés? |
Par l’imagination
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La méthode ethnographique |
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Pour répondre à la problématique, il est important de comprendre que les hommes ne sont pas des êtres qui cherchent seulement à survivre économiquement et matériellement. Les hommes cherchent à donner un sens, à donner une dimension symbolique à leur existence. C’est une autre forme de survivance. C’est notamment pour cela que Paul Willis cherche à intégrer une étude de l’art, en tant que lien social, dans ses travaux. Pour lui, étudier l’art, cela signifie étudier tout ce qu’il y a de « sensible » dans la vie humaine : les hommes cherchent à donner une signification à leur vie.
Il y a un lien entre la créativité des individus ou des groupes et les structures plus larges de la société. Le domaine du symbolique est une vraie médiation entre l’individu et le monde, au même titre que la culture.
Partie 1
L’art au quotidien
1. La vie comme un art (Life as Art)
Pourquoi considérer la vie comme un art ? |
Considérer la vie comme un art peut-être un moteur pour écrire, trouver du sens à la vie quand nous sommes perdus. Ce peut-être une raison qui pousse à faire de l’ethnographie. |
La conception de l’art chez P. Willis |
L’art n’est pas seulement quelque chose d’abstrait et vaporeux, il a un rôle social et démocratique. L’art n’a pas une dimension seulement individuelle. Il concerne la Cité. Il participe à l’identité collective. |
Quel rôle dans la méthode ethnographique ? Quelles interprétations par l’ethnologue? |
L’ethnographie doit se demander comment l’art participe à la conscience collective, à une construction de la société telle qu’elle est, quelle part d’art il y a dans toute manifestation sociétale. L’art est un lien social, et a alors un intérêt ethnographique.
Il y a des connections à faire entre l’art et la vie de tous les jours. Il faut analyser, interpréter, les expériences de la vie, et notamment les expériences les plus « banales », comme un poème. Ce qui implique deux choses. 1) Comme l’on regarde chacun des mots, et chacun des éléments de ponctuation d’un poème, chaque détail de la vie, dans son insignifiance doit être dument observé, analysé, interprété et reçu en tant qu’élément signifiant. 2) Ensuite, comme lorsqu’on analyse un poème, nous devons accepter que les choses sont plus complexes que l’apparence veut bien le faire croire, et que de multiples interprétations sont possibles. Tout comme un poème, la société ne construit pas son sens de manière directe et rationnelle, les métaphores et les sens indirects ont toute leur place dans la construction de sens et l’interprétation que nous devons faire de la société. L’ethnographie ne doit pas occulter cette dimension. |
Le problème du langage
On pense souvent que c’est le langage qui nous aide à faire passer des messages, et seulement le langage.
Pourtant, il ne permet pas de créer et transmettre le message exact que nous souhaitons transmettre. Toute parole est prise dans un contexte qui modifie le contenu du message. Ainsi, un texte écrit par mail n’a pas la même signification que le même texte dit en pleurant en face de quelqu’un. Des éléments du contenu sont perdus, d’autres sont créés par le support du mail. Le contexte, la posture de celui qui émet le message, de celui qui reçoit le message, en disent autant que les mots. L’ethnologue doit avoir ces dimensions à l’esprit. Non pas que les faits sociaux fonctionnent COMME le langage, mais chaque fait social ne doit pas être pris pour lui seul, mais bien dans un système.
2. Forme
Sont-ce les hommes qui construisent des formes qui expriment ce qu’ils souhaitent, ou sont-ce les formes qui contraignent un certain contenu ?
L’exemple le plus pertinent pour répondre à cette question reste l’exemple du langage.
Le paradigme du langage
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Le langage est un système qui nous est extérieur. Il ne peut donc pas nous permettre d’exprimer la singularité de ce que nous avons à dire, de nos sentiments, de nos pensées. Le langage crée son propre message plus qu’il ne nous permet de dire notre message. En s’appuyant sur différents auteurs et courants, l’auteur nous montre que le langage nous échappe. Nous n’avons pas plein pouvoir sur les signifiés des mots que nous employons, il y a toujours place pour l’interprétation, il y a des glissements de sens toujours possibles du fait d’une identité incertaine de celui qui reçoit ces paroles. Les mots ne prennent sens que dans un système, et prennent sens entre eux, selon un contexte, et non en fonction de ce que l’on cherche à exprimer. Les poststructuralistes, quant à eux soutiennent que chaque mot a des sens infinis, le sens est alors toujours flottant. |
Quelles conséquences pour l’ethnographie ? |
La question est de savoir si le paradigme du langage peut être appliqué à l’interprétation et à l’analyse de la société. Certains auteurs l’ont affirmé, mais pour P. Willis, si ce paradigme est inspirant, il ne peut pas être appliqué tel quel dans une méthode ethnographique. |
Quelle proposition par P. Willis ? |
P. Willis élabore (l’avait déjà élaboré dans un ouvrage précédent) le concept d’une socio-symbolic. Les faits et gestes des agents doivent être analysés selon deux axes. Un axe objectif, concret, et un axe symbolique. Tout comme les mots ont un sens premier et un sens métaphorique. Puis ces deux axes doivent être réunis en une seule et même analyse pour révéler toute la créativité de toute action humaine. L’auteur insiste sur l’interaction de ces deux dimensions objectives et symboliques des actes humains. Cette dualité est essentielle.
Il faut savoir à la fois analyser des formes dans leur concrétude, et leur donner un sens précis, le sens de ces formes n’est pas « flottant » comme c’est le cas pour des mots. Mais à cette analyse des formes dans leur sens le plus concret et le plus objectif, il faut savoir ajouter une analyse des imaginaires, de la poésie des éléments qu’analyse l’ethnographie. Cette méthode appelle donc à tous les sens, et non pas seulement à la raison. L’imagination, la sensibilité sont nécessaires pour pouvoir comprendre l’essence de l’homme. Les formes ont leur signification, mais cette signification est étroitement liée à une posture psychique et symbolique des acteurs.
De même, contrairement aux mots, l’auteur soutient que les actes des hommes n’ont pas une infinité d’interprétations possibles, mais un nombre fini, puisqu’ils sont ancrés dans un contexte donné, alors que les mots peuvent être lus dans de nombreux contextes différents. |
3. La société
Un point essentiel de la méthode élaborée par l’auteur est de savoir lier les actions quotidiennes à des faits structuraux de la société.
Pour cela, il crée le concept de « pénétration », déjà apparu dans un précédent ouvrage Learning to Labour. Il désigne les moyens par lesquels une culture pense à la place de ses membres, et leur montre comment se comporter, comment penser. Elle donne à ses membres une grille de valeurs, de normes...
Les pénétrations permettent la longévité d’une culture en participant à la reproduction sociale. En effet elles poussent les membres de la culture à reproduire toujours les mêmes schémas (homme dominant, hiérarchie sociale…) de par leur omniprésence symbolique.
Deuxième partie
L’Ethnographie dans la postmodernité
4. The Quasi-modo Commodity
Le contexte culturel a changé. Les contenus culturels ne sont plus transmis d’homme(s) à homme(s), mais bien de médias à hommes : télévision, magazines, internet…le sens s’est matérialisé. Certains ont une nostalgie d’un temps où les hommes auraient été reliés entre eux, sans technologie. Les liens auraient été plus vrais. Mais l’auteur insiste sur le fait que les contenus culturels ont toujours été plus ou moins médiatisés, de tous temps, par des objets, etc.
Quelques traits des médias selon P. Willis
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5. Pénétrations dans le monde post-moderne
Les contenus culturels produits ne sont pas reçus intégralement et tels quels par leurs cibles. Un travail symbolique est effectué par les récepteurs.
- Il y a une sélection des contenus par les récepteurs
- Il y a une appropriation de ces contenus par les récepteurs. Il s’agit ici d’une posture anti-durkheimienne où le récepteur serait comme une plaque de cire qui se modèle exactement comme le voudrait l’émetteur du message. Il y a une performativité de la consommation en partie choisie par le consommateur : en consommant telle ou telle chose d’une façon particulière, cela participe de notre identité. Il y a une façon jeune d’écouter de la musique, une façon bourgeoise, une façon populaire… C’est vrai dans tous les domaines (mode, musique, cinéma…). Tout le monde ne reçoit pas un message de manière identique.
6. La reproduction sociale comme histoire sociale
Le travail comme source de stabilité sociale (bon exemple d’application de la méthode ethnographique) Le salaire obtenu pour un travail n’est pas seulement une somme d’argent, c’est beaucoup plus, symboliquement parlant. Notamment pour les ouvriers. Il participe à la construction d’une identité ouvrière (le salaire est obtenu en échange d’un « travail » = « work » => « working class »). Le salaire, c’est la perspective d’une maison individuelle, attribut des ouvriers qui ont réussi. Mais au-delà, de manière encore plus symbolique, travailler, c’est faire partie du monde de la production, du groupe d’hommes qui dompte la nature. La perte du travail équivaut à une perte de l’identité, mieux vaut n’importe quel travail que pas de travail du tout. Ce qui explique la reproduction sociale : les personnes en bas de l’échelle sociale ne cherchent pas à monter l’échelle, mais seulement à avoir un métier, peu importe lequel. |
Aujourd’hui : une remise en question de la stabilité sociale de par une crise de la masculinité La masculinité est aujourd’hui déconnectée de la sphère travail, alors qu’elle y a été intimement liée pendant des siècles. Le travail était une façon à la fois concrète d’affirmer sa masculinité (force physique, dureté, pouvoir), tout en l’affirmant d’un point de vue symbolique (travailler signifie sortir de la maison, aller à l’aventure, tandis que la femme restait dans le cocon de la maison). Cette modification a une influence sur les relations entre les sexes et sur les identités à la fois masculines et féminines. Les conséquences sont parfois tragiques, les hommes tendant à plus se suicider ces dernières années en Angleterre. L’auteur souligne que le symbolisme de la masculinité se reproduit dans le domaine de la consommation et dans certaines façons de se comporter des hommes (démonstrations de virilités). |
7. L’imagination ethnographique et « tous les modes de vie »
Quelques points de méthode développés par l’auteur |
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Quelle légitimité pour l’ethnographie culturelle ?
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Actuellement professeur à l’université de Princetown, P. Willis est un théoricien reconnu de la culture. Learning to Labor: How Working Class Kids Get Working Class Jobs (New York: Columbia University Press, 1977)
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