Suite à la Journée Nationale des Etudes, François Laurent, co-président de l’Adetem a souhaité m’interroger sur le risque de démotivation des interviewés, sur l’intérêt de faire de chaque enquête une expérience émotionnelle stimulante et sur le rôle des questions ouvertes. Voici le contenu de cet échange que vous pouvez retrouver sur le blog Marketing is dead. (article du 9/2/09)
Voici le texte de l'interview.
Le questionnaire comme expérience culturelle enrichissante
Interview de Daniel Bô par François Laurent (Février 2009)
Tu considères qu’un questionnaire doit être une « expérience culturelle enrichissante ». N’est-ce pas exagéré ?
Je ne dis pas que c’est toujours possible, mais ça doit être un objectif. Lorsqu’on regarde le paysage des questionnaires proposés sur Internet, je constate qu’ils sont de plus en plus soignés sur le plan du design, mais souvent fastidieux et décevants.
Les questionnaires online sont imprégnés d’une culture rationnelle, informatique et technique et s’inspirent beaucoup du CATI. Le début du questionnaire à base de filtres jette une partie des interviewés inadéquats comme des malpropres. Le titre de l’enquête est rarement attirant et l’entrée en matière est mécanique. Même des questionnaires signés par des marques et adressés à des clients instrumentalisent les répondants. La bonne volonté des répondants est maltraitée et ce n’est pas avec des incentives symboliques qu’on peut rattraper cette tendance à la démotivation.
Pour le secteur des études, la bonne volonté des interviewés est une matière première quasi gratuite, il faut la préserver. L’individu prend le contrôle, et le sait : on le voit dans tous les domaines du marché. Il n’y a pas de raison que les études échappent à cette tendance. Imagine que demain on arrête quelqu’un dans la rue pour une enquête et qu’il réponde « c’est 100 euros ou rien » (c’est déjà le cas pour certaines études btob) ou que la jeunesse considère les enquêtes comme inutiles, inintéressantes et se détournent systématiquement. Les conditions de possibilité de l’enquête seront très sérieusement compromises. Le développement durable des études passe donc par la stimulation et l’entretien de cette motivation.
Comment s’exprime cette démotivation des interviewés ?
La démotivation affecte surtout les modes de recueils quantitatifs. Elle concerne aussi bien le online que le téléphone ou le face à face. On peut citer quelques procédés qui altèrent la relation, démotivent les interviewés en favorisant des réponses bâclées :
• Taylorisation et anonymisation de l’enquête (pas de vrai échange, mais simple recueil où l’on pompe l’interviewé)
• Sélection massive d’individus «piochés» (pas considérés comme des personnes mais comme des échantillons)
• Questions ennuyeuses et répétitives « à la chaîne », batterie d’items multiples très éloignés d’une conversation, non naturelle, sans émotion
• Filtres qui créent une relation asymétrique et non réciproque avec les interviewés.
Beaucoup de sociologues (les bourdieusiens, mais pas seulement) dénoncent depuis des décennies le manque d’égard vis-à-vis des interviewés considérés comme des cobayes disponibles. Dans « L’ivresse des sondages ». Alain Garrigou pointe notamment « l’ambiguïté du pacte du sondage » et "la coopération nonchalante" voire le refus de répondre des interviewés, dans un contexte de prolifération et de banalisation des sondages. Il met en garde vis-à-vis de la "mise en chiffres" de la "fantomatique opinion publique".
Les psychologues cognitivistes ajoutent la nécessité pour les enquêtes de capter les réactions émotionnelles des consommateurs. Les questionnaires quantitatifs standardisés font la part belle au rationnel au détriment de l'émotionnel. Ils mettent surtout l'interviewé dans une posture peu favorable à l'émotion. Les études quantitatives font appel essentiellement au rationnel et oublient que nos capacités rationnelles s’ancrent d’abord sur nos émotions. L’émotion stimule l’activité cérébrale, et permet des réponses plus justes, plus investies, plus prédictives. Les questionnaires ennuyeux ou répétitifs, où l’on doit simplement cocher quelques cases suscitent peu d'émotion.
En quoi les questions ouvertes constituent-elles une solution au problème de démotivation ?
C’est une partie de la solution. Les interviewés, plus particulièrement les latins, refusent d’être enfermés dans des questionnaires dans lesquels ils se sentent mal pris en compte et qui nient leurs spécificités. La culture de l’enquête par questionnaire fermé convient mieux à la culture anglo-saxonne. Aux USA, les écoliers et étudiants sont évalués via des QCM alors qu’en France on est plus dans la culture de la copie, de la rédaction à la dissertation.
Les formats de questionnaires fermés standardisés empêchent l’expression de l’individualité et renvoient sans cesse le fait que l’individu s’inscrit dans une masse. L’américain l’accepte plus facilement car il valorise le fait d’appartenir à une communauté
Les questionnaires semi-ouverts permettent à chacun, s’il le souhaite, d’exprimer sa touche personnelle (qu’il est obligé de refreiner dans les enquêtes fermées). Lorsqu’un interviewé répond à un questionnaire online fermé, il a l’impression de s’adresser à un ordinateur. Il n’aura pas de scrupule à jouer avec la machine. S’il y a des questions ouvertes, il aura le sentiment de s’adresser à quelqu’un qui va le lire et cela change totalement la posture.
L'approche semi-ouverte a le mérite de favoriser l'état émotionnel par les questions ouvertes qui permettent aux individus de s'associer à leur expérience et leur ressenti. Il faut s’efforcer de rendre les questionnaires stimulants et vivants par tous les moyens (sujet intéressant, ergonomie impliquante, plaisir esthétique, support à la réflexion et prise de conscience d’un sujet, intégration de stimuli, etc.). Ce n’est pas un hasard si les modes de recueil qualitatifs (entretiens, groupes, quali online, etc.) ne sont pas touchés par ce problème.
Comment peut-on concrètement construire ces expériences enrichissantes ?
Les instituts d’études doivent passer d’études mécaniques à des études émotionnelles. Ils doivent chercher à susciter l’enthousiasme des interviewés. La première chose est de se mettre à la place de l’interviewé et de trouver des manières de stimuler l’activité cérébrale. Il faut cesser les conceptions formalistes et les techniques, plus scientistes que scientifiques, qui manquent presque toujours l’essentiel, en se fixant sur les signes extérieurs de la rigueur.
Voici quelques règles de base pour construire un questionnaire motivant débouchant sur une expérience impliquante :
• Un sujet intéressant et attractif : le sujet doit être intéressant et s’il ne l’est pas a priori il faut le rendre intéressant
• Se sentir guidé dans le déroulement de l’enquête
• Des questions précises et immédiatement compréhensibles
• Le sentiment de pouvoir s’exprimer et d’être utile
• Une enquête qui fait le tour du sujet
• Une enquête ludique et animée
• Une durée d’interrogation en adéquation avec le niveau d’implication
• Un format de questionnaire qui favorise une réponse réfléchie : voir à ce sujet nos réflexions sur le questionnaire panoramique vs séquentiel
Chaque enquête doit être l’occasion pour l’interviewé d’apprendre sur soi et sur le monde. Le questionnaire doit donner des infos, susciter des réactions, mobiliser les émotions, les souvenirs, le ressenti, l’imagination. Les interviewés doivent recevoir dans la mesure du possible des feedbacks en cours ou en fin de questionnaire.
As-tu des exemples de questionnaires stimulants ?
En éditorialisant certains questionnaires, on peut doubler le taux de retour alors qu’au final les mêmes questions auront été posées. Le configurateur proposé par Harris Interactive où l’interviewé construit son offre idéale à l’aide d’un logiciel montre qu’une interrogation peut se faire sous forme de jeu. Le phénomène du Tryvertising illustre une voie possible puisque dans le Sample Lab à Tokyo des interviewés paient pour accéder en avant-première à des nouveaux produits et pour donner leur avis. Dans ce cas, on joue sur la curiosité des consommateurs vis-à-vis de la nouveauté. Une dotation originale ou l’envoi d’un produit à essayer à domicile sont des moyens simples de mobiliser l’intérêt.
La contextualisation des questionnaires est un puissant levier car on constate que les interviewés sont très motivés pour s‘exprimer lorsqu’on les interroge juste après un achat ou une expérience. Le développement de formats d’interrogation sous forme de forums-questionnaires où les répondants peuvent échanger entre eux constitue un remède à l’isolement de l’interviewé, seul dans son couloir.
Un moyen à la portée de tous pour dynamiser un questionnaire consiste simplement à mettre des supports tout au long du parcours (images, vidéos, liens vers un site web, etc). Cela permet à la fois d’introduire des stimuli émotionnels et de gratifier l’interviewé en lui apportant de l’information ou du plaisir.
Dans un questionnaire pour le magazine ELLE, nous avions demandé à des femmes de « décrire un souvenir de corps d’homme qui vous a particulièrement ému » puis nous les avions fait réagir à quelques visuels d’hommes dénudés. La satisfaction des interviewées en fin de questionnaire était manifeste. Tous les sujets ne sont pas aussi stimulants, mais il y a des potentialités qui ne demandent qu’à être exploitées.
Voici par ailleurs quelques liens pour prolonger notre échange :
- sur les questionnaires laxistes et bâclés
- sur la motivation des interviewés et les moyens de stimuler la coopération
- sur les formats de questionnaires
- sur la critique des universitaires
- sur l'histoire des sondages
- sur les sciences cognitives et les études
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