À plusieurs reprises, j’ai eu l’occasion d’observer et de réaliser des dispositifs d’études qualitatifs avec un terrain important. Il me semble utile de s’interroger sur l’intérêt et la rentabilité de cette démarche à la lumière de l’expérience, et au regard des nouvelles techniques de recueil, notamment online.
Pour juger de la pertinence de ce type de dispositif, on analysera à la fois les conditions de réalisation du terrain et le travail d’analyse. On verra comment atteindre les objectifs visés par ces dispositifs quali importants via d’autres méthodes. C’est aussi l’occasion de voir comment concilier une démarche (réellement) qualitative avec un terrain (vraiment) important.aaaaaaaaaa
Pour télécharger l'article complet au format pdf, cliquez ici. aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa
Le problème du coût élevé
Le premier constat est que les dispositifs qualitatifs lourds sont coûteux pour les commanditaires. En général, la dégressivité liée au nombre de groupes ou d’entretiens est très faible : le budget de 8 groupes est à peu de choses près deux fois plus élevé que le budget de 4 groupes. En revanche, du point de vue des instituts d’études, ces dispositifs sont plutôt rentables car il y a une économie d’échelle importante pour la partie analyse. Une fois obtenus les principaux résultats (sur 2 à 4 groupes ou sur une dizaine d’entretiens), les terrains supplémentaires servent à voir les différences par cible et les variantes dans les réactions.
Le président d’un institut quali important raconte volontiers que, dans les études par entretiens, il y a toujours un entretien « fondateur » où sont concentrés les principaux résultats. Effectivement, en procédant à un recrutement pertinent, les informations sont rapidement collectées.
Le problème de la quantité de matière à gérer
La deuxième grande caractéristique des gros terrains quali tient à la quantité de matière recueillie. La difficulté vient du fait qu’il est délicat d’exploiter cette profusion d’information car elle est trop éclatée et qu’il est difficile de donner un poids à ces différents résultats parce que le recueil n’a pas été fait de façon systématique.
En effet, lorsqu’un institut doit réaliser plus de 40 entretiens semi-directifs d’une heure trente, il faut impérativement diviser le travail compte tenu du temps important à consacrer à un tel terrain. Cette répartition des entretiens entre 3 ou 4 personnes s’impose également pour éviter l’effet de saturation et de démotivation pour celui qui administre les entretiens. Même si elle en avait la disponibilité, la même personne ne peut réaliser 40 entretiens sous peine d’être noyée, face à un terrain nécessairement répétitif.
Pour pouvoir être analysés, ces entretiens doivent être retranscrits ou résumés. La retranscription de 40 entretiens (60 heures de discours) donne plus de 1000 pages de matière à lire. Cette matière est difficile à traiter de façon systématique car chaque entretien a sa structure spécifique et ne peut être rapproché des autres. On peut utiliser des logiciels pour reclasser l'ensemble de la manière mais cela représente un travail titanesque. Il est plus facile de travailler à partir de grilles de synthèses ou de résumés de quelques pages reprenant l’essentiel de chaque entretien avec une nécessaire déperdition par rapport au matériel recueilli.
Lorsqu’on doit gérer 8 ou 10 groupes, il y a le même type de difficultés à synthétiser une matière pléthorique et redondante. Un animateur « sature » s’il doit animer plus de 4 groupes sur le même sujet car sa curiosité s’émousse. Si une division du travail se met en place, la synthèse devient un travail collectif avec une forte déperdition en comparaison des études sur un petit nombre de groupes.
Une astuce fréquemment utilisée en groupes comme en entretiens individuels consiste à faire remplir des questionnaires et donc à insérer à l’intérieur du terrain qualitatif des outils de recueil systématiques faciles à agréger. Cette approche très utilisée aux Etats-Unis (il arrive que 20 focus groups soient commandés) revient à organiser des terrains qualitatifs avec des modalités de recueil qui ressemble à de l’enquête par questionnaire.
.
POURQUOI FAIRE UN "GROS" QUALI ?
Compte tenu de ces problèmes associés au « gros » quali, la question centrale est de savoir pourquoi les commanditaires et les instituts d’études ont recours à ce type de dispositif.
1) Interroger différentes cibles
La première motivation à multiplier groupes et entretiens est qu’il faut interroger différentes cibles.
En effet, lorsqu’on a affaire à des cibles très différentes, avec des comportements spécifiques, ou par exemple sur un marché avec plusieurs marques fortes, le commanditaire peut vouloir rentrer dans le détail de chaque population utilisatrice d’une marque précise. Dans ces cas, on est presque dans une logique de multi-études où chaque cible pourrait faire l’objet d’un rapport spécifique.
Il faut néanmoins reconnaître que ces cas sont vraiment rares et que souvent, il existe des moyens de regrouper des cibles et de croiser les sujets. J’invite les commanditaires d’études et mes confrères instituts d’études à développer dans la partie commentaires d’autres contextes où les gros terrains quali sont vraiment pertinents.
Le plus souvent, les commanditaires sont tentés de multiplier les cibles sur les critères qui ne sont pas des critères de marché, mais des critères essentiellement démographiques : paris/province, tranche d’âge, sexe…etc. Si on veut respecter l’ensemble des critères, le nombre des groupes grimpe rapidement et on arrive à des chiffres exponentiels.
- Pour une étude sur les jeunes et le cinéma, on va vouloir séparer les collégiens, les lycéens, les étudiants et les jeunes actifs avec 2 groupes par tranche d’âge, soit un total de 8 groupes. Idéalement, il faudrait ajouter les parents et distinguer les cinéphiles des consommateurs de cinéma commercial.
- Sur un sujet comme le rapport entre les foyers et la technologie, on est vite incité à visiter 30 ou 40 foyers si on veut tenir compte des profils et des différents matériels.
Le réalisme économique conduit à faire des compromis en privilégiant certains critères et en mettant en place diverses combinaisons. Il est parfois judicieux de mélanger des critères (en connaissance de cause) au sein d’un groupe afin de faire ressortir leurs éventuelles divergences. Dans l’écrasante majorité des cas, l’expérience montre qu’en dépit de la diversité des cibles, bien souvent les résultats convergent très rapidement et que les interrogations supplémentaires n’apportent que des informations marginales.
2) La recherche de sécurité
Ensuite, le « gros terrain » a quelque chose de sécurisant. En « mettant le paquet », les commanditaires sont rassurés par l’importance des moyens mobilisés. En menant une étude qualitative auprès d’un effectif important, on a parfois le sentiment de réaliser un « quasi quanti », et de concilier la profondeur du quali avec le poids du quanti. On évite notamment les critiques ceux qui s’interrogent sur des études reposant sur « seulement une trentaine d’interviewés ».
La multiplication du terrain se justifie aussi parfois parce que le recrutement est incertain et peut générer des déchets. Du coup, le nombre permet de garantir un minimum d’entretiens de qualité. Avec une présélection rigoureuse, en testant notamment les interviewés au téléphone, on peut tout à fait « économiser » du terrain.
3) Interroger les non-consommateurs ?
Parmi les facteurs pouvant engendrer une inflation des groupes, il y a souvent l’idée d’interroger des non-consommateurs afin de comprendre pourquoi ils ne consomment pas et ce qui pourrait les faire consommer.
Mais les groupes non-consommateurs sont souvent décevants car cette population a un vécu très limité et donc peu de choses à dire en spontané. Pour rendre un groupe de non consommateurs intéressant une solution est de pré-tester le produit auprès de cette cible. C’est une bonne manière d’enrichir leur vécu et de les faire réagir sur des expériences.
Sur cette cible des non consommateurs, une solution est d’en interroger un grand nombre brièvement avec des méthodologies plus légères que les groupes ou les entretiens. Il y a en effet une très grande diversité de non consommateurs et pour comprendre les freins il faut en interroger beaucoup. Une autre manière d’aborder la question consiste à interroger les consommateurs actuels sur leur entourage non consommateur.
4) Saturer le champ d’expérience
Enfin, sur certains sujets, la multiplicité des usages ou des réactions justifie pleinement d’interroger un grand nombre d’individus, pour saturer le champ d’expérience afin de couvrir l’ensemble des perceptions et comportements possibles. Sur un sujet comme la piraterie, il y a une très grande diversité de pratiques : le téléchargement, le transfert de fichiers par disques durs, le rip qui consiste à casser le verrou des DVD ou tout simplement le recel pour ceux qui utilisent des fichiers piratés transmis par l’entourage.
Face à ce sujet complexe, il est tentant de multiplier les groupes ou les entretiens. Mais il y a d’autres solutions avec un meilleur rapport qualité/prix.
Plutôt que de multiplier les groupes, nous avons constaté qu’il était souvent bien plus efficace de combiner un nombre limité de groupes avec une approche quali-quanti en général online. Dans un contexte budgétaire limité lié à un appel d’offre, nous avons été amené à utiliser une méthodologie avec seulement deux à trois réunions de groupes associées à une enquête quali-quanti online auprès de 200 à 300 personnes ciblées. Cette méthodologie a été utilisée pour étudier la piraterie en 2005 et les nouveaux usages de la vidéo en 2007. Nos études sur ces deux sujets ont été publiées par le CNC et la pertinence du travail peut être jugée sur pièces. Il est beaucoup plus sûr de donner une portée générale à un phénomène observé en quali quand il est confirmé par une multiplicité de cas indépendants.
Lorsque l’objectif est de saturer le champ d’expérience, il est plus efficace d’utiliser un questionnaire semi-ouvert et d’interroger 200 ou 300 personnes afin de bien hiérarchiser les pratiques et de couvrir la richesse des expériences, au lieu d’organiser des groupes supplémentaires. Le questionnaire quali-quanti fonctionne comme un entretien semi-directif mais en plus structuré avec l’avantage d’obtenir des réactions exploitables de façon systématique. A la question ouverte en quoi le téléchargement illégal vous amène à aller plus, autant ou moins au cinéma on obtient une grande richesse de réactions permettant de comprendre les effets de cette pratique.
À la différence des entretiens qui génèrent un matériel totalement dispersé et difficile à organiser, le questionnaire semi-ouvert favorise le recueil de réactions à grande échelle. Par ailleurs, on peut estimer que pour le budget de 10 entretiens semi-directifs d’une heure trente on peut obtenir 200 questionnaires semi-ouverts de 30 minutes.
.
LA COMPLEMENTARITE QUALI ET QUALI-QUANTI
L’articulation de l’interrogation quali-quanti au dispositif quali réalise pleinement la complémentarité des approches. La complémentarité des modes de recueil permet de profiter des avantages respectifs de chaque outil et de leur enrichissement mutuel.
.
Les groupes quali |
L’enquête quali-quanti |
Dynamique de groupe |
Entretien individuel |
Effectifs limités |
Effectifs plus important 100 à 300 personnes |
Face à face (animation orale, interaction avec l’animateur, prise en compte du non verbal, réactions sensorialité) |
Auto-administré (animation écrite, absence d’influence de l’intervieweur et entre interviewés, spontanéité) |
Interrogation locale (2 ou 3 sites) |
Interrogation nationale (en ligne) |
Interrogation exploratoire |
Interrogation structurée favorisant |
Interrogation en priorité du cœur |
Interrogation d’une cible élargie |
La phase de recrutement qui précède la sélection des participants aux groupes quali est une bonne occasion pour récolter des réactions massives avant de travailler sur un échantillon sélectionné. Depuis près de plusieurs années, nous avons pris l’habitude d’analyser les résultats des « enquêtes de recrutements », que nous menons le plus souvent via internet et qui précèdent la sélection téléphonique.
Pour terminer, voici différentes expériences d’études qualitatives qui montrent des pistes pour mener à bien de façon efficace et économique des études qualitatives importantes.
.
LE QUALI A GRANDE ECHELLE
Lors d’une étude sur les rapports entre les enfants et les écrans pour la chaîne Gulli, nous avons été amenés à recueillir une très grande quantité de photographies d’enfants face à leur tv, console, ordinateur, etc. Ces photographies ont été réalisées par des parents, commentées via un questionnaire et transmis via internet. La masse de photos (50 foyers avec 4 à 10 photos par foyer) permettait de repérer facilement les récurrences dans les postures et d’illustrer une typologie d’attitudes face aux différents types d’écrans. Là encore, l’intérêt consiste à combiner des modalités de recueil économiques (des photos sont réalisées par les consommateurs eux-mêmes) et un matériel abondant mais facile à analyser.
Pour une étude sur le désabonnement à un magazine ou sur la perception de 3 variantes d’un mailing, nous avons été amenés à utiliser une autre méthodologie de quali à grande échelle, les entretiens semi-directifs par téléphone, qui a déjà été abordée dans un autre article.
Il s’agissait d’interroger une soixantaine de personnes à travers un entretien téléphonique d’une durée de 10 mn à 30 mn. Chaque entretien faisait l’objet d’un compte-rendu de quelques pages avec des questions systématiques, une note de synthèse et les citations les plus significatives. Avec cette soixantaine d’entretiens quali par téléphone, il y a deux différences par rapport à une quarantaine d’entretiens semi-directifs en face à face : le budget qui est 3 ou 4 fois inférieur et la quantité de matériel à analyser reste tout à fait accessible. Il n’y a plus du tout ce sentiment d’un recueil surabondant débouchant sur une importante déperdition lors du traitement.
.
CONCLUSION
Tous ces exemples soulignent à quel point, et en dehors de quelques cas très précis, la multiplication des groupes ou des entretiens s’avère souvent contre-productive à cause de dispositifs trop lourds, trop longs et difficiles à digérer. À quoi bon collecter un matériel sous-analysé ?
Lorsqu’une marque veut faire un quali très approfondi avec de consommateurs, la solution se trouve dans la combinaison des méthodes, et même plutôt dans l’allongement de la durée du terrain de l’étude que dans l’augmentation du nombre d’interviewés.
Les études qualitatives les plus ambitieuses et riches, que nous ayons eues à mener, ont été réalisées avec des dispositifs d’interrogation quotidienne sur deux à trois semaines grâce aux possibilités du quali online. Cette méthode à la fois individuelle et collective passe par des interrogations quotidiennes, des missions données aux interviewés, des remontées de photos, des sollicitations de l’entourage. Ces études qualitatives online que nous appelons hyperquali® portent sur des effectifs de 15 à 30 personnes. Elles génèrent plusieurs centaines de pages de remontées mais il s’agit d’un matériel qui peut être facilement exploité, organisé par question, et recueilli de façon systématique et simultanée. On évite ainsi les sensations de redondance ou de déperdition car toute la matière recueillie est prise en compte et analysée.
Commentaires