Les entreprises développent des stratégies culturelles très différentes en fonction du type de leadership qu’elles utilisent. Nous verrons comment les travaux de l’historien français Georges Dumézil sur les trois fonctions permettent de classifier les différentes stratégies de contenu et proposerons une typologie illustrée des stratégies culturelles de marques. Par Daniel Bô et Patrick Mathieu
La société Patrick Mathieu Conseil s’est beaucoup inspirée des recherches Georges Dumézil, un historien français qui a passé sa carrière à faire de la mythologie comparée. Dumézil s’est plongé dans l’étude de la culture du monde indo-européen dans son ensemble sur une période de 3500 ans, après avoir eu l’intuition, vers 1935, que tous les systèmes mythologiques, légendaires et sociaux avaient la même structure. Selon lui, on retrouve partout les mêmes grands archétypes, qui correspondent aux grands archétypes de l’esprit humain. Il a écrit une quarantaine de livres sur ce sujet et en a déduit un système qu’il a appelé la tri-fonctionnalité (ou, dans certains ouvrages, les trois fonctions). Dumézil a comparé les cultures indo-européennes entre elles, révélant une structure à trois fonctions sous-jacentes à l’organisation sociale :
- Fonction souveraine (commandement par le sacré > oratores, ceux qui prient : prêtres, enseignants)
- Fonction guerrière (commandement par la force guerrière > bellatores, ceux qui combattent : rois, princes, soldats)
- Fonction de production (commandement par la fécondité > laboratores, ceux qui travaillent : paysans, artisans, ouvriers, commerçants, hommes d’affaires).
Les 3 fonctions exprimées en termes de posture
Transposée sur le plan économique, cette analyse montre que chaque entreprise développe une culture et se positionne sur un des grands archétypes, qui représente la composante universelle de sa singularité. Sur le marché de la téléphonie, Orange occupe ainsi la position du souverain, SFR et Free celle du guerrier et Bouygues Télécom celle du producteur.
Après une présentation des trois grands archétypes, nous verrons les stratégies culturelles correspondantes.
Souverain
A l’origine, il s’agissait des prêtres, qui avaient le pouvoir conféré par le divin. Un souverain est quelqu’un qui a la puissance de gouverner un territoire et une capacité à ordonner ce territoire dans le temps. Les cultures liées à la fonction de souveraineté sont inscrites dans la durée, revendiquent d’être la référence de leur secteur, gèrent un territoire et affirment une compétence globale.
Guerrier
Le guerrier est celui construit un avenir novateur, qui s’extrait du passé pour libérer la société et lui ouvrir des possibilités. Son rôle fait intervenir une notion de défi. Les cultures liées à la fonction guerrière sont créatives et innovantes, inscrites dans l’action : elles gèrent le progrès, l’efficacité et la performance.
Producteur
Les producteurs, historiquement, étaient les paysans qui produisaient la richesse. Cette époque est dépassée et les producteurs restent ceux qui créent la richesse – qui provient non plus seulement de la nature, mais des gens, du capital humain. Les producteurs vont travailler à révéler le potentiel des personnes, leurs désirs, leurs envies, leurs manières de vivre.
Les cultures liées à la fonction de production sont inscrites dans la relation entre personnes et ancrées dans le présent. Elles ont une forte dimension ergonomique, pratique et utile. Elles gèrent l’adéquation et l’adaptation des produits aux besoins du client.
Voici un tableau qui récapitule les grands archétypes de Dumézil et les stratégies culturelles qui lui correspondent. Patrick Mathieu Conseil distingue au sein de chaque catégorie deux sous-types : chez les souverains, cohabitent les souverains magiciens et les souverains juristes. Pour en savoir plus
Voir détail de la typologie.
Souverain |
Guerrier |
Production |
Ceux qui sont forts par leur intelligence et font autorité (charisme) |
Ceux qui sont forts par leur courage et leur vaillance au combat (bravoure) |
Ceux qui sont riches de leur capacité de production (tradition) |
Inscrites dans la durée |
Inscrites dans l’action |
Inscrites dans la relation humaine et dans le présent |
Référence, territoire et compétence globale |
Créativité, dépassement, progrès et efficacité |
Ergonomie, plaisir, qualité de vie, utilité, adéquation aux besoins |
Regard expert et distancié sur le produit / Monde des idées / Connaissance |
Sublimation des qualités du produit / Orientation et anticipation |
Mise en contexte des qualités du produit (réalisme) |
Contenus informatifs (connaissance) pour s’élever / Qualité d’exécution |
Contenus ludiques et divertissants / Décalage / Contenus exemplaires |
Contenus sur la production et les usages (utile et pratique) : aident à mettre la main à la pâte |
Le pouvoir de la connaissance. La souveraineté est une fonction lieuse |
Le courage du guerrier est la science du But (Socrate). |
Le savoir faire, les services à la personne, le secret industriel, l’art, la technique |
IBM, Aufeminin, Coca-Cola, LVMH, EY, EDF, Bain&co, Louis Vuitton, Dior, Moët, Auchan, Leroy-Merlin, Intermarché, Orange, Samsung, Randstad, Midas, St Gobain, Sephora, General Motors, Aigle, Starbucks, Tui, Amex, Clarins, Unilever, Nivea, Patek Philippe, Lanvin, GMF, Macif, Malakoff Médéric, Olympus, Airbus, Grand Optical, DHL, Pernod Ricard,… |
Nike, Puma, Red Bull, Quicksilver, Leclerc, Maif, Generali, Carrefour, Castorama, La Redoute, But, Lancel, Chanel, SNCF, SFR, ING Direct, P&G, SEB, Bic, Kering, Avis, Nokia, Speedy, Fiat, Tesla, Citroën, Ray Ban, BNP Paribas, Caisse d'Epargne, Danone, Henkel, Canal+, Virgin, 3M, Fedex, Bel, Fnac, Camper,… |
Apple, L’Oréal, Bouygues Télécom, Kenzo, Monoprix, Système U, Mac Donald, Europcar, Conforama, Renault, BMW, Seat, Nestlé, Kronenbourg, Crédit Mutuel, ClubMed, Yves Rocher, Darty, Habitat, Puig, Benetton, Sony, Boursorama, Total, The Body Shop, Fauchon, Crédit Agricole, Vente Privée, Desigual,… |
Les stratégies de contenu souveraines : référent universel, maîtrise d’un territoire et domination symbolique
Les sociétés qui développent une posture souveraine aspirent à occuper un territoire et à en devenir la référence.
Une manière de le faire consiste à produire, rassembler et diffuser des contenus, pour faire autorité. Les contenus autour de la connaissance et de la science remplissent assez naturellement une fonction « souveraine » et construisent pour la marque une posture d’autorité indiscutable : la marque devient le référent, l’université de son domaine et peut créer pour ce faire un laboratoire de recherche ; elle est même capable de parler de ses concurrents sans les dénigrer ou se sentir en danger, car elle se situe « au dessus de la mêlée ».
- IBM a créé « la planète plus intelligente », constituée d’un ensemble de contenus informatifs et scientifiques sur les villes (Smarter City), l’écologie, le génome humain, le commerce, etc. Dans cette démarche, IBM se considère comme le système nerveux de la planète et donc le centre et le véhicule de l’intelligence. Pour démontrer les capacités de ses logiciels, IBM n’a pas hésité à organiser une confrontation au Jeopardy entre les meilleurs joueurs et un ordinateur… qui s’est achevée par la victoire de l’ordinateur.
- La société aufeminin, qui est une société souveraine (cf son nom, qui sous-entend « tout au féminin »), a décidé, avec le site Womenology, de créer un laboratoire de compréhension des femmes pour faire autorité sur le « marketing to women » et devenir incontournable sur cette thématique. Parce que l’exhaustivité confère la souveraineté, Womenology couvre un champ très large de sujets et a une forte ambition éditoriale : un grand nombre d’articles ont été produits, sur des thèmes très variés, avec des recherches historiques, des fiches de lecture, de la veille internationale, des experts…
Une autre façon d’affirmer sa souveraineté consiste à occuper des espaces physiques et symboliques.
- Le bar éphémère créé par Moët à Londres, face à la cathédrale St Paul, en représente un bon exemple : situé tout en haut d’un immeuble, il donne ses couleurs (blanc et or) à un espace en forme de bateau totalement dédié à la marque, face à un lieu sacré.
- Louis Vuitton est clairement dans une logique d’occupation territoriale en couvrant le monde de contenus sur le thème du voyage : city guides, expositions, événements avec des stars incontournables... Son flagship des Champs Elysées est bien représentatif d’un temple souverain, grand, dominant et central.
- En tant que marque-espace, Coca-Cola a un art consommé de l’implantation territoriale avec une présence massive et très identifiable à travers ses distributeurs automatiques, son matériel de communication (parasols, tables, PLV, etc), ses partenariats (sport, musique, art, etc) et le design des bouteilles sans cesse renouvelé, qui ouvre de nouveaux espaces et de nouvelles occasions de consommation.
Il faut souligner l’importance de la qualité du fond comme de la forme des contenus souverains (pertinence des informations, qualité de l’exécution), qui doivent être à la hauteur. L’enjeu du souverain est de démontrer sa qualité, en produisant des contenus irréprochables car venus d’en haut, d’une marque quasi-divinisée. Par opposition, l’enjeu du contenu du producteur est plutôt d’être réaliste et authentique tandis que le contenu guerrier doit être stimulant et original.
Les stratégies de contenu des guerriers : défi, dépassement de ses limites, effet d’entraînement, jeunesse
Les marques guerrières produisent des contenus qui incitent les consommateurs à dépasser leurs problèmes extérieurs, matériels, ou bien leurs limites intérieures, physiques ou mentales. Les marques guerrières ont un effet d’entraînement fort sur leurs consommateurs : elles montrent le chemin par des démonstrations, des conseils, et guident les clients vers le dépassement de soi. Ces marques fonctionnent comme des agents d’empowerment et canalisent l’effort des consommateurs : elles se mettent en avant pour que les consommateurs les suivent.
- Le slogan « Just do it » de la marque guerrière Nike invite à un dépassement intérieur au même titre que Red Bull, qui « donne des ailes ». Ces marques encouragent leurs consommateurs à se lancer des défis. Leurs contenus ont une valeur exemplaire, que ce soit par les événements de sport extrême ou l’utilisation de sportifs modèles comme égéries ; Red Bull valorise ceux qui vont toujours plus haut, plus loin, plus fort, les défis les plus extravagants et les plus dangereux. La masse de contenus et d’événements orchestrés par Red Bull est représentative d’une sorte de surenchère guerrière : la marque combat pour s’affirmer comme le fer de lance des sports extrêmes, et cela lui réussit. Boire du Red Bull devient un acte culturel, par lequel on absorbe la capacité de faire ce genre de défis fous. Nike, lui, offre un rêve de dépassement, l’idée que tout est possible, en mettant en avant les prouesses de grands champions : la marque est très américaine dans sa posture. La personnalisation est omniprésente chez Nike qui incite les gens à choisir, à faire les choses à leur manière ; d’ailleurs, on pourrait entendre dans leur slogan « just do it » un « do it your way »…
- Avec Play More, le Space Maker et toutes ses initiatives dans l’espace public (gares, Olympia, aires d’autoroute), Ikea est dans une posture de stimulation : la marque pousse les gens à se donner le droit de faire des choses, notamment jouer. C’est une posture libératrice : Ikea affirme que déménager/emménager n’est pas compliqué, voire que c’est aussi simple qu’un jeu.
- La marque Castorama s’adresse à des néophytes, qui ont peur de se lancer dans le bricolage car ils doutent de leurs capacités : la marque se positionne donc comme un accompagnateur, qui les aide à s’émanciper. Pour cela, elle a créé un programme appelé Lancez-Vous (qui ressemble à une traduction de just do it) avec un livre, une chaîne Youtube, un site d’entraide sur le bricolage. Leroy Merlin, une marque souveraine directement concurrente, veut, elle, apporter la connaissance avec « Du côté de chez vous », Leroy Merlin aide le client à s’organiser, à s’accomplir, par la connaissance. Leroy Merlin est dans une posture de souveraineté organisatrice – souveraineté qu’on retrouve dans le nom, le Roi et Merlin, tout aussi souverain !
- Leclerc est, depuis sa fondation, une marque militante, très engagée dans le combat intérieur. Elle veut non pas triompher, mais permettre aux gens d’accéder à une liberté personnelle grâce à des produits moins chers qui augmentent leur pouvoir d’achat. Avec le site « Qui est le moins cher », la marque crée un défi. Dans son blog « De quoi je me M.E.L », Michel-Edouard Leclerc crée un effet d’expansion par un phénomène d’exemplarité : il dit « ce que je fais, vous pouvez le faire aussi. » C’est une posture typique des guerriers qui veulent aider les gens à dépasser leurs limites intérieures : ils se mettent en avant pour aider les autres. On retrouve cette posture dans le luxe avec mademoiselle Chanel, qui disait « j’ai fait ça dans ma vie, vous pouvez en faire autant ».
- Chanel prend d’assaut les lieux dans une notion de rupture (défilé avec des mannequins qui sortent d’un avion, ferme au milieu du Grand Palais) avec une attitude de dépassement des croyances établies. Sa mobilité est une autre caractéristique de sa posture guerrière : le Chanel Mobile Art, comme le guerrier, est en mouvement.
- Les guerriers ont besoin de se rajeunir en permanence, à l’instar de Lancel qui a été chercher Brigitte Bardot jeune, la jolie guerrière qui défend les animaux et prend des risques. Lancel réactive ainsi le mythe de la création et se renouvelle, comme l’a fait Hermès avec le Kelly.
Les contenus des producteurs : produits, ergonomie, réalisme, relation client, convivialité
Les producteurs travaillent à révéler le potentiel des personnes, leurs désirs, leurs envies, leurs manières de vivre. Les producteurs placent l’utilisateur au centre et ne savent parler que de leurs produits, qu’ils mettent au cœur de leur discours.
- Les contenus créés par Apple sont toujours liés aux produits et à leurs usages. Les célèbres Keynotes de Steve Jobs consistent à présenter les nouveautés d’Apple en magnifiant les fonctionnalités et les avantages des nouveaux produits. Tous les contenus d’Apple visent à valoriser les modes d’emploi et les qualités ergonomiques de chaque produit. Même la publicité s’efface derrière une démonstration d’utilisation.
- Une société comme Bouygues Télécom va beaucoup insister sur ses offres et sur la relation avec les clients. Un contenu emblématique de leur posture de producteur est la campagne radio qu’ils ont longtemps diffusée sur Europe 1 : on pouvait y entendre un client interroger au téléphone un conseiller qui répondait précisément sur les services offerts. La qualité de la relation client était rejouée publiquement de manière très réaliste.
- Les contenus éditoriaux produits par Mac Donald portent principalement sur les produits et les coulisses de la production des burgers. Il y a eu également toute une série de caméras cachées pour illustrer la grande tolérance et attention portée par Mac Do à l’égard de ses clients.
Une bonne façon de saisir la spécificité de la posture des producteurs consiste à aller voir sur les marchés la façon qu’ont les producteurs de valoriser leur offre. Lors d’une visite récente au Borough Market de Londres, nous avons pu photographier les différents étalages et constater quelques phénomènes récurrents : la description du processus de fabrication souvent illustrée par des photographies, la notification de la qualité et de la composition des produits, la référence explicite au lieu de production, des textes très détaillés sur les usages et les bénéfices des produits, l’invitation à déguster le produit qui reste au centre de tout, l’implication des vendeurs qui adhèrent à la culture de ce qu’ils proposent et sont souvent habillés aux couleurs de leur produit, la convivialité dans l’échange autour du produit, la relation soutenue avec les clients.
Bref, la marque productrice diffuse des contenus réalistes ancrés dans l’usage du produit dans la vie quotidienne. Certains contenus remplissent assez naturellement une fonction de production et construisent pour la marque une posture de « producteur » :
- Recettes de cuisine
- Tutoriaux de bricolage
- Modes d’emploi
- Contenus et récits sur les origines des produits
- Interviews des artisans, mise en avant des savoir-faire
Chaque marque fonctionne sur un archétype correspondant à sa vision (souverain, guerrier ou producteur) qui oriente fortement sa stratégie culturelle. En prenant conscience de cet archétype et explorant la singularité de la marque, l’objectif est d’aider la marque à être à la fois unique et universelle.
Ce diagnostic sur la fonction de la marque est capital pour définir une stratégie culturelle pertinente. Il est également utile d’étudier comment des marques d’autres secteurs, occupant la même fonction, déploient leur stratégie culturelle.
L'essentiel de la veille sur le brand content est aujourd'hui classée avec des tags correspond aux 6 types de la théorie trifonctionnelle. L'enjeu est de s'inspirer des marques du même type.
Merci à Patrick Mathieu qui a décrypté le profil de plusieurs centaines de marques et favorise des partages d'expérience très instructifs. Patrick Mathieu détaille tous ces concepts dans son dernier ouvrage l'imaginaire du luxe. Il va progressivement rendre public son exceptionnel travail de recherche, qui est très éclairant et particulièrement efficace.
Commentaires