L'ouvrage "La fin de la publicité ?" est le fruit de travaux de 3 universitaires sur une dizaine d'années. Ce livre se veut "une réflexion d'ordre politique sur la communication", une observation "des métamorphoses de la communication et des espaces marchands" à partir d'un corpus récent. Voici pour commencer une fiche de lecture.
Dès l'ouverture, les auteures prennent leur distance avec "la littérature professionnelle" : Barthes, Badrillard ou Michel de Certeau sont cités en référence de même que la sémiotique et la linguistique. Elles s'attendent à ce que leur point de vue iconoclaste occasionne débats et réticences.
L'ouvrage est une critique des évolutions de la communication autour de trois mots clés complémentaires :
- la publicitarisation : l'adaptation des médias à la nécessité d'accueillir la publicité.
- la dépublicitarisation : les marques gomment leur dimension publicitaire, cherchent à rendre discrète leur vocation commerciale, s'hybrident avec les médias.
- l'hyperpublicitarisation : les marques s'immiscent partout, visent une marchandisation de l'espace social, consacrent une culture de la consommation.
La publicitarisation
Dans le chapitre 1, Valérie Patrin-Leclère décrit comment les médias, dépendants à la publicité, sont obligés à s'adapter. Le vacillement économique les contraint à travailler de plus en plus avec les marques avec en particulier :
- une tendance à surconsidérer les médias comme des écrins publicitaires avec des contextes éditoriaux en lien direct avec la consommation (maquettes visant à accueillir ou entremêler la publicité, suppléments attrape-pub tels Next de Libération, Sport&Styles de L'Equipe qui transforme les sportifs en mannequins ou M Le Magazine qui soigne le contexte esthétique, …)
- une focalisation sur les portraits de célébrités dans leur environnement matériel
- une montée en puissance des formes hybrides qui mixent éditorial et commercial. Les auteures parlent du publi-rédactionnel, des opérations spéciales et citent de nombreux exemples comme les escales littéraires de Sofitel du Figaro.
- un choix de formats éditoriaux qui maximisent l'intégration de la publicité : malléabilité formelle de la téléréalité, capacité d'adaptation thématique à la cuisine, le coaching, le look, etc
Masterchef organise les épreuves dans un rayon de supermarché et ces programmes culinaires suscitent de nombreuses déclinaisons hors antenne avec des marques.
- une auto-censure des médias à l'égard des sujets, qui fâchent des annonceurs de plus en plus pressants.
La dépublicitarisation
Dans le chapitre 2, Caroline Marti de Montety s'insurge contre l'investissement d'espaces par les marques, où elles n'auraient pas vocation à être. Experte en consumer magazine, elle raconte les cas du guide Michelin, des musées scolaires Poulain et montrent que l'édition de contenus par les marques répond à un besoin ancien.
Pour elle, l'appellation anglo-saxonne brand content utilisée par les professionnels français aurait pour but de signifier la professionnalisation et la volonté d'innovation de cette discipline. Sa critique du brand content repose sur 3 points :
- les marques s'affichent comme éditeurs de contenu et énonciateurs culturels : elles se revendiquent comme marque-média à l'instar de "Du côté de chez vous" ou les contenus extrêmes de Red Bull.
- l'euphémisation des signes publicitaires : par exemple en prenant la forme de court-métrages (cf Mission Zéro de Pirelli) ou en poussant à son paroxysme l'art du placement de produit (cf Seul au Monde/Fedex).
Les marques (en particulier de luxe) travestisse leur communication commerciale en oeuvre à l'instar de l'Invitation au voyage de Louis Vuitton.
- le brouillage énonciatif et l'hybridation des démarches culturelles et commerciales, qui trouble l'horizon d'attentes du public
Les marques imitent des procédés traditionnellement dévolus aux médias et bénéficient de leur aura et leurs propriétés : légitimité, crédibilité, influence, animation d'une communauté. Les marques prennent leur liberté vis-à-vis de ces formes médiatiques et bricolent des contenus (advergames, consumers, mini-fictions, etc), où la présence de la marque est naturalisée et intégrée.
Le mélange des genres est, selon elle, particulièrement gênant dans Top Chef, où Auchan apparait selon différentes modalités avec un niveau promotionnel implicite à côté d'un discours médiatique explicite. La web-série Eram instrumentalise le genre de la comédie musicale en exacerbant la place des chaussures, qui sont découvre-t-on, des souliers Eram.
L'auteure se focalise ensuite sur la présence des marques dans la vie sociale et culturelle, les villes devenant un terrain de jeu pour les marques. Elle cite le musée Haribo d'Uzès, la Maison de la vache qui rit, le Quartier du chocolat Côte d'or ou les flash-mobs de T-Mobile. Cette occupation spatiale permet de mettre l'histoire au service des marques. Elle évoque toutes les expositions à la gloire de Nivea, Desperados, Yves St Laurent, Van Cleef & Arpels, etc
Elle s'interroge sur la diversification des marques devenues acteurs culturels, médias, opérateurs urbains, instigateurs d'exposition, … Selon elle, cette mise en culture des marques (culturalisation de la marchandise) serait le pendant de la dépublicitarisation : en étant plus discrètes et moins publicitaires, les marques étendent leur présence dans la sphère publique. Elle s'inquiète de la montée en puissance des marques comme acteurs culturels proposant gratuitement des contenus aux publics.
L'hyperpublicitarisation
Dans ce chapitre à 3 voix, il est question du renforcement de la présence et du rôle socio-culturel des marques avec différents points de vue :
- utilisation intensive des savoir-faire publicitaires afin de tirer le maximum des ressources éditoriales disponibles
L'Odyssée de Cartier, hyperfilm à grand spectacle, constitue une forme de surenchère publicitaire qui rappelle les années 80. Il y aurait une hyper-affirmation du statut de marque.
- affranchissement de la rhétorique publicitaire pour étendre infiniment le champ de la communication
- entrisme des marques dans les médias et la culture
Le cas de la Textilerie d'Ikea fait l'objet d'une longue analyse.
Caroline Marti de Montety insiste sur un marquage de plus en plus prégnant qui gagne quantité d'espaces. Elle s'interroge sur un double risque pour les marques :
- dilution de leur identité dans les espaces où elles apparaissent discrètement (bulles de communication déconnectées des marques)
- saturation des espaces sociaux : elle cite notamment la production de livres consacrés aux marques Dior ou Nutella, la reprise directe des paroles d'annonceurs sur les sites féminins. Elle craint le dévoiement journalistique et une menace en cas de prolifération d'alibis culturels.
Valérie Patrin-Leclère craint que cette immixtion des formes d'expression n'affecte la représentation du journalisme et la valeur de la culture avec un risque de contamination de l'ensemble de l'espace médiatique par quelques cas marginaux.
Elle s'inquiète du caractère masqué de l'intention commerciale et s'appuie sur l'exemple du film "les ours polaires" de Coca-Cola critiqué sur AlloCiné. Elle craint que la valeur symbolique des médias ne soit entachée.
Karine Berthelot-Guiet perçoit une quête d'humanisation de la parole derrière le blogs de marques et les espaces conversationnels tels que Facebook ou les communautés de marque. Elle regrette que la forme canonique de la publicité puisse ne plus construire l'aura de la marque avec sa portée mythique, collective et onirique. Dans un espace publicitaire généralisé, les consommateurs se verraient proposer par les marques une participation auto-aliénante, moyen pour les annonceurs de garder le contrôle.
Les 3 auteures proposent de continuer le débat et donnent une adresse email : [email protected]
Il y a des notions très intéressantes dans ce livre mais l'ensemble est trop caricatural et appelle des réponses. Cité à plusieurs reprises (p 26, 117), de même que les termes brand content (une quinzaine de fois) et brand culture (p 147), je me sens particulièrement concerné par le débat auquel cet ouvrage invite. A très vite pour une première salve de réflexions.
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