La fin de la publicité ? s'interroge à juste titre sur le bouleversement du monde des médias et des marques. L'ouvrage sorti en mai 2014 adopte une posture critique, qui manque chez les professionnels. Les exemples analysés sont pertinents et certaines craintes sont parfois justifiées mais souvent excessives.
Le livre met en évidence certains travers du brand content : émissions TV prétextes pour de multiples partenariats, inflation de contenus faibles ou pseudo-contenus, bricolages éditoriaux, contenus avec un caractère auto-promotionnel implicite, etc Il appelle à la vigilance pour les médias comme pour les marques.
Néanmoins, ce livre me gêne par plusieurs aspects : insuffisamment nuancé, il prend comme point de départ une défiance à l'égard du monde de la consommation et adopte un point de vue qui, s’il est richement argumenté, n’en reste pas moins partiel.
Un procès d'intention aux marques et à leurs agences
Le raisonnement de ce livre est tourné dans le sens d'une critique de marques surpuissantes, qui abuseraient de leur pouvoir à l'égard des médias et qui créeraient la confusion chez les consommateurs. Le monde marchand est dépeint comme un espace dangereux et malsain pour la culture qui pervertit ce qu'il touche. Les marques chercheraient à se camoufler et à estomper leur penchant commercial pour parer la défiance à l'égard de la publicité.
Cette dénonciation est excessive :
- Les consommateurs détectent les manipulations et ne manquent pas de le dire. Il suffit de se rappeler de la polémique déclenchée par le Journal de ma peau de Vichy, le débat (très parisien) autour du court-métrage de Shalimar, … Les consommateurs signalent les abus, qui se retournent contre les marques. Ou alors, le mauvais brand content n'est tout simplement pas consulté.
- Les entreprises sont en train d'apprendre ; l'enjeu est plutôt de regarder les bonnes et les mauvaises pratiques en tirant toutes les leçons. L'exposition de Nivea au palais de Tokyo a été critiquée tandis que les expositions Cartier ou YSL ont été plébiscitées. Plutôt que de dénoncer le principe d'intervention des marques dans la sphère culturelle, observons les actes et jugeons sur pièce.
- Les marques apportent de l'enrichissement et de la diversité au monde de la culture, qui ne peut vivre exclusivement de l'Etat et des entrées payantes. Encourageons cette diversité à l'heure où les puissances qui financent la culture ne sont plus l'Eglise ou les Princes mécènes mais bien les entreprises. Doit-on se plaindre de la Fondation Prada à Milan ou de la Fondation Louis Vuitton ? Le Saut Hermès n'est-il pas une vraie compétition hippique ? L'Exposition Universelle n'est-elle pas une magnifique occasion d'associer la culture et l'économie ? Les interventions des marques ne remplacent pas les grandes institutions culturelles mais les complètent tout en élargissant le public (entrée gratuite, familiarité avec les marques qui lève certaines barrières, moyens promotionnels).
L'expansion des marques dans l'espace public correspond à une demande et n'est pas toujours pilotée par des entreprises en mal de visibilité. Les consommateurs créent spontanément des contenus : voir les films d'animation réalisés en Pet Shop par des enfants. Ce sont parfois les artistes qui s'emparent des marques comme dans "the art of the brick. Les marques font aujourd'hui partie de notre quotidien et de notre horizon culturel.
Une insuffisante prise en compte des évolutions technologiques
Le publi-rédactionnel est un phénomène ancien. Idem pour les consumer magazines, les pop up stores et les expositions de marque. Beaucoup des propos exprimés dans ce livre auraient pu être écrits il y a quelques années. Les auteures évoquent les réseaux sociaux mais insistent peu sur le contexte technique.
Le développement du web a pourtant considérablement modifié la donne. La conquête de l'espace médiatique avec le web n'est pas seulement le fait des marques mais touche aussi les individus, les associations, les écoles, les régions, … Aucune raison pour les entreprises de ne pas participer à cette libération de la parole, qui est nécessaire pour exister dans les moteurs de recherche.
La publiphobie évolue à l'ère digitale : rejet à l'égard du pré-roll qui bloque l'accès aux contenus, phénomène des bannières qui occultent, développement des adblockers, … Le native advertising est une réponse à ces problèmes d'intrusions. Les auteures en parlent peu et ne mentionnent pas le débat de la FTC sur le native advertising. Pas un mot non plus sur le mobile, qui remet fortement en cause la publicité.
Dans la premier chapitre de Brand Content Stratégique, nous évoquons ce qui, à notre avis, contribue à modifier le paysage des marques et à favoriser le brand content. Ces évolutions sont les conséquences d’une évolution des techniques qui façonnent nos existences et notre manière de percevoir le monde. Elles ne sont en cela ni bonnes ni mauvaises, seulement le fruit de leur époque. Les critiquer comme telles, n’est-ce pas céder à la méfiance qu’occasionne inévitablement toute forme de progrès technique ?
Un tryptique conceptuel qui regroupe des phénomènes divers
Le trio dé/hyper/publicitarisation est un exercice intellectuel brillant, qui met sur le même plan des phénomènes parfois différents.
Le concept de publicitarisation est un vrai sujet. Nous avons été témoins de la transformation de magazines à des fins publicitaires. Les médias évoluent pour favoriser l'intégration publicitaire.
Le concept négatif de dépublicitarisation a tendance à survaloriser un format de contenu historique (le 30 secondes, le 4X3 ou la page de pub) alors même qu'on assiste à une diversification des formats. Nous sommes plutôt dans un changement de paradigme, où le canon publicitaire a perdu son hégémonie et représente aujourd'hui une forme d'expression des marques. Dans Brand culture, nous parlons de dédiscurcivisation pour souligner que les marques sont aussi des êtres physiologiques (matériaux, atmosphère, empreinte sensorielle, interfaces, etc) et qu'on a eu trop tendance à se focaliser sur les discours et messages.
Le concept d'hyperpublicitarisation est péjoratif. Il suggère un envahissement de l'espace public par les marques. Il y a 20 ou 30 ans, culture légitime, culture populaire et culture commerciale étaient étanches malgré des zones de circulation.
Les marques sont aujourd'hui des énonciateurs dans le champ culturel public en général, au milieu d’un ensemble hétéroclite d’énonciateurs (parmi lesquels des artistes, instances de pouvoirs, individus, institutions…). Chacun de ces énonciateurs comporte ses propres intérêts et ses propres défauts susceptibles de mettre en cause la légitimité et la neutralité de leur prise de parole : intérêt commercial, mais aussi course à la notoriété, échéances électorales, peur du scandale… Il ne s’agit pas de ne donner parole et visibilité qu’aux marques ; simplement de souligner que leur intervention dans la sphère publique n’est pas nécessairement usurpée : elle peut même être tout à fait légitime, voire plus neutre et intéressante que celles d’autres acteurs. Les marques n’ont-elles pas elles-mêmes une histoire, une technique, un savoir-faire à transmettre à la société qui leur a permis d’exister ?
Une bibliographie ciblée
Sur le plan de la méthode, les références de ce livre sont essentiellement universitaires et françaises.
Le philosophe Lipovetsky est mentionné une seule fois dans le livre alors que son ouvrage sur le capitalisme artiste est une contribution essentielle au débat : voir notamment le résumé inédit d'une de ses interventions en 2014 Téléchargement LIPOVESTSKY intervention au Cortex
Il y a de nombreux chercheurs notamment anglophones, qui mériteraient d'être pris en compte, dont le mouvement des Cultural Studies, sous-estimé en France. On peut citer quelques livres importants :
Madison And Vine: Why the Entertainment and Advertising Industries Must Converge to Survive, by Scott Donaton, McGraw-Hill, January 15, 2009 (1st edition).
Life After the 30-Second Spot: Energize Your Brand With a Bold Mix of Alternatives to Traditional Advertising, by Joseph Jaffe, Wiley, May 25, 2005 (1st edition).
Adorno, Theodor, Kulturindustrie, 2012, Allia.
Atkin, Douglas, The Culting of Brands : Turn Your Customers Into True Believers, New York, Portofolio (Penguin), 2004.
Fumaroli Marc, L’Etat culturel. Essai sur une religion moderne, Paris, Editions de Fallois, 1991.
Holt, Douglas, How Brands become icons: The principles of Cultural Branding, Boston, Harvard University Press, 2003.
Holt, Douglas, et Cameron, Douglas, Cultural Strategy, Using Innovative Ideologies to Build Breakthrough Brands, Oxford University Press, 2010.
Kittler, Friedrich, Grammophon, Film, Typewriter, Brinkman & Bose, Berlin, 1986
Mc Cracken, Grant, Culture and Consumption, Boomington, Indiana University Press, 2005.8
Penaloza Lisa, Toulouse Nil, Visconti Luca, Marketing management, a cultural perspective, London, Routledge, 2012.
Schroeder, Jonathan E. et Salzer-Mörling, Miriam, Brand Culture London, Routledge, 2006.
Rappelons que les ouvrages Brand Content et Brand Culture (cité dans la bibliographie) ont été écrits avec la participation active de Raphaël Lellouche, sémioticien, agrégé de philosophie et ancien élève de Barthes. Certains concepts auraient pu être mobilisés (self-binding, performativité des marques, etc). Voir quelques contributions brutes de R Lellouche sur notre blog de sémiologie.
Comment enseigner la dépublicitarisation au CELSA ?
Cet ouvrage universitaire se refuse à voir des éléments positifs dans ce nouveau contexte médiatique. On y trouve essentiellement des mises en garde et des manifestations de défiance. Nous pensons au contraire que le brand content est une source de remise en question positive pour les marques : plus d'actes et moins de discours, plus de profondeur et moins de cynisme, un rôle dans la société, des métiers passionnants, etc
Le CELSA est une école, qui a eu comme pari initial en 1957 d'insérer dans les entreprises des étudiants en lettres et sciences humaines. De fait, les étudiants du CELSA ont un très bon bagage culturel, essentiel pour les métiers de la communication. Précisons que le CELSA forme des journalistes (destinés à travailler dans des grands médias avec carte de presse) et des professionnels communiquant. Il y a un mur très étanche entre ces deux filières abritées sous un même toit. Impossible de prendre en stage un profil journalistique dans une agence (même si une part importante des emplois éditoriaux seront en agences et chez les annonceurs).
Malgré leur statut d’intervenantes auprès d’étudiants et surtout de professionnels, les 3 auteures du livre présentent leur travail comme n'ayant aucune vocation à améliorer la rentabilité publicitaire et à gérer plus efficacement les marques et les médias. Ce serait donc aux professionnels qui interviennent au sein de l'école d'apporter la dimension constructive.
En Allemagne, un ouvrage sur le Brand Content a été publié fin 2013 par deux universitaires encadrant une quinzaine de professionnels. Le résultat associe recherche fondamentale et retours d'expériences.
Pour aller plus loin, l'idéal serait de débattre autour d'exemples de contenus de marque problématiques en associant les régies, les agences, les marques et l'ARPP. Les auteures du livre sont les bienvenues aux prochains grands prix du brand content. La création de contenus par les marques passionne les étudiants, nombreux à faire un mémoire sur le sujet. Les professionnels ont besoin de maîtriser ces techniques. Il y a un vrai besoin d'un corps professoral expert du sujet.
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