Suite et fin des échanges avec Raphaël Lellouche avec la question du financement des artistes par les marques et du rôle des marques dans la culture.
Raphaël Lellouche : Les marques s’aperçoivent justement qu’elles sont des phénomènes culturels, qu’elles sont légitimes culturellement, au niveau le plus élémentaire, populaire, de mon débouche-WC jusqu’à la marque de luxe. Le lien entre les artistes et les marques n’est pas récent, contrairement à l’illusion rétrospective. Il y a toujours eu ce qu’on appelle les artistes contemporains – ce qu’ils font n’existerait pas sans les média techniques. La musique aujourd’hui est un produit de l’industrie musicale, qui ne suppose pas seulement des instruments mais des studios, des media. Le lien des artistes contemporains avec la technologie contemporaine n’a pas attendu qu’une marque de luxe invite les artistes. Le lien avec la technologie des media est constitutif de l’art.
Deuxième point : le fait que des puissances publiques soient mécène d’artistes est vieux comme le monde. Sans l’Eglise, pas de peinture, sans les Médicis, pas de renaissance picturale; l’art français sans monarchie ni cour, ça n’existerait pas… A l’époque, c’était des puissances religieuses ou politiques. Pourquoi est-ce que des puissances économiques et culturelles comme les marques seraient moins légitimes que le Roi de France ou le Pape ou Laurent de Médicis ?
Daniel Bô : Et le fait que les artistes seraient manipulés par les marques dans leur travail artistique ?
Les Médicis, quand ils commandaient à Botticelli un tableau faisant l’apologie de la famille Médicis, l’art n’était pas manipulé ? Et la vision du Christ dans les églises ? Le problème est que l’art n’est pas intrinsèquement lié à un contenu. L’art peut articuler différents contenus. Au Moyen-âge il articulait des contenus religieux, à la Renaissance le prestige des familles princières ou de patriciens… Cela a toujours été manipulé. On ne sait pas d’où cela sort, cette idée que l’art est pur ! L’art pur, c’est-à-dire l’art pour l’art, l’art purement formel, est un fantasme de la fin du XIXe siècle. Cela n’avait jamais existé avant. Est-ce qu’un tag est vraiment abstrait et pur ? Il faut remettre les choses dans leur perspective. Il y a des illusions historiques. Le premier à avoir abstrait la beauté par rapport au contenu, c’est Kant, dans sa Critique du Jugement où il a élaboré une théorie formelle de la beauté. C’est une beauté particulière, distincte du sublime et de l’agrément. C’est en dehors de tout contenu, ce n’est pas adhérent à un contenu. Kant ne la trouvait réalisée uniquement dans l’abstraction : motifs décoratifs, motifs à la grecque. Ensuite s’est développé tout le mythe d’un art complètement épuré de toute finalité. Kant définit l’expérience de la beauté comme une finalité sans fin, donc une absence de finalité, une jouissance désintéressée dans l’objet. Si par exemple une image de femme nue m’excitait sexuellement, ce serait un art pourri parce que je serais intéressé érotiquement dans le contenu de l’image. Pour que ce soit de la vraie beauté artistique, il faut que ma jouissance soit désintéressée. C’est un fantasme qui n’apparait qu’à partir du XIXe siècle et qui comme par hasard se déploie dans l’interstice historique entre la fin de l’ère Gutemberg et le développement des nouvelles technologies. Ce n’est même plus la question du contenu de la représentation puisque ce n’est plus une représentation. Dans l’art on le voit : les Impressionnistes dissolvent les formes, puis on abolit le tableau avec Malévitch, enfin on supprime le tableau avec Duchamp et les ready-made. Même l’art n’est plus pensable dans les catégories. Les gens qui font cette critique de la manipulation des artistes par le fait que les marques les utilisent pour leur image est une critique fondée sur une conception obsolète de l’art lui-même et des artistes. Des deux côtés, aussi bien du point de vue de la conception de l’artiste, que du point de vue de l’existence de puissance, de mécènes, la critique est illégitime.
Lors d’une discussion, tu disais qu’on séparait l’art populaire du reste.
Avant tu avais des élites cultivées, qui avait accès au livre (littérature, poésie) à la science, à la musique (lecture de partitions, instruments). Ils avaient accès à une culture élitaire et se distinguaient de la masse analphabète du peuple, des paysans, qui ne lisaient pas ou seulement des missels et les prolétaires qui trimaient du matin au soir sur leurs machines et n’avaient pas le temps de lire. Il y avait une différence entre masse et élite. Un paysan toutefois s’il ne savait pas lire avait une culture.
Si on conçoit la culture uniquement au sens de la Bildung des élites, le peuple a une culture qui n’est pas celle-ci. On a découvert avec les Cultural Studies que le peuple avait une culture. Ce n’est pas parce que la masse du peuple n’était pas alphabétisé et donc cultivé au sens élitaire – et même ça est érodé depuis le XIXe siècle avec l’école publique et l’alphabétisation de masse.
Actuellement, pour piloter des hélicoptères, on prend des individus qui ont joué à des jeux vidéo parce qu’ils ont développé des capacités techniques de la main. Ce sont eux qui pilotent les drones car ils ont une habileté de geste que nous n’avons pas.
C’est une autre culture de la main, du geste. C’est une culture. Ce n’est pas l’alphabétisation mais c’est une culture. Ce que les Cultural Studies ont découvert, c’est que les « pauvres » ne sont pas sans culture. Toute activité sociale, dans le travail, les relations sociales, familiales, dans la consommation. Tout cela est articulé culturellement. Les pauvres ne sont pas des bêtes. C’est ça l‘idée de base des Cultural Studies. Ni les pauvres, ni les femmes.
Maintenant on va même au-delà. Hathaway invite à dépasser non seulement le sexisme mais le spécisme. Elle va jusqu’à intégrer dans l’articulation culturelle les bêtes. C’est une féministe radicale – c’est lié à la critique du spécisme qui consiste en un racisme qui consiste à privilégier l’être humain par rapport au monde animal. L’enchevêtrement biologique, social, et technique, ne concerne pas uniquement l’espèce humaine mais va jusqu’aux bêtes au point qu’il y a une anthropologie de l’animal domestique. Hathaway développe cela et dit que dans l’environnement humain, les choses ne se distribuent pas – il y a une vieille distinction notamment dans le droit entre la chose et ce qui n’est pas la chose. Jusqu’où va le concept de personne ? La femme n’a pas toujours été une personne, l’esclave n’était pas une personne mais selon Aristote un instrument vivant. On réintègre tout ça, et Hathaway demande de réintégrer dans la configuration les non-humains. La preuve serait que les chiens vivent parmi nous. L’homme est une condition d’existence de l’espèce canine. C’est donc qu’il y a un rapport entre l’humanité et les chiens. Mais aussi les machines.
DB : Il y a une théorie qui dit que dans vingt-ans les micro-processeurs auront une telle puissance que les ordinateurs seront plus intelligents que les hommes.
Oui. Et il y a même la théorie cyborg. Même l’homme lui-même ne va plus être purement biologique. Qu’est-ce que c’est qu’un cerveau humain ? C’est un ordinateur mouillé. Pour fonctionner, l’ordinateur n’a pas besoin d’être mouillé. Cela va ensuite se mélanger. Nous serons des cyborgs, c’est-à-dire des cyber organisme. Les espèces vivantes – avec des prothèses – peuvent se développer dans une dimension cybernétique pendant qu’inversement, les machines vont acquérir des capacités humaines. Ce n’est pas que les hommes vont devenir des machines ou qu’elles seront supérieures à l’homme. On va vivre dans un réseau technique tellement intégré, où l’homme, l’animal, la machine seront très proches et enchevêtrés. Mais c’est une théorie qui va au-delà.
Une théorie qu’on évoque dans le livre est que les marques empruntent à la culture mais qu’elles doivent restituer. En quoi c’est important pour toi qu’elles restituent.
Elles empruntent et elles restituent parce qu’elles vivent dans l’immanence de la culture. Ce n’est pas qu’elles doivent restituer, c’est qu’elles ne peuvent pas ne pas le faire. Elles font partie de plein pied de la culture. Elles sont des phénomènes culturels donc font elles-mêmes de la culture.
En quoi est-ce d’actualité de traiter de Brand Culture aujourd’hui ?
Mc Luhan avait montré qu’un media était une fascination, et que quand on est pris dans un média, on ne peut plus percevoir en dehors du media. Un peu comme le poisson qui vit dans un bocal ne peut pas savoir qu’il y a une réalité extérieure au bocal. L’eau est son milieu de vie, et en même temps il est complètement inconscient de vivre dans l’eau. Le média est fascinatoire et anesthésiant. On a vécu les marques jusqu’il y a un certain temps dans certains medias quasi exclusifs : presse, radio, télé. C’étaient des medias de communication de masse avec des caractéristiques spécifiques : une adresse de masse, etc. Une culture publicitaire s’était développée. On ne pensait la marque que dans les limites des messages publicitaires liés à ces media-là.
Depuis une décennie et un peu plus, cet univers médiatique a explosé. On a commencé à perdre ces repères, à se dire « attendez, la marque ce n’est pas qu’un logo sur une affiche avec un message accolé à un produit. C’est plus complexe que ça. » c’est la destruction d’un contexte médiatique particulier qui a fait prendre conscience que la marque débordait de sa canalisation par certains medias traditionnels. Ces quelques dizaines d’années avaient suffi à figer la marque. Avant, à l’époque de la réclame, avant la télé et la radio, la marque n’existait que par l’affiche, puis la marque a commencé à s’étoffer car elle était conditionnée par des medias qui avaient d’autres moyens. Là, on est encore au-delà de ça. Le contexte médiatique a explosé, avec ce phénomène qu’on appelle convergence des media. On se dit que si la marque ce n’est pas simplement l’affiche ou le message publicitaire, c’est quoi ? C’est un phénomène culturel plus compliqué que simplement un message publicitaire ou une affiche. Il y a quelque chose qui peut exister sur plusieurs media, et sur d’autres medias. Là on commence à réfléchir sur ce qu’est la marque. J’ai en un sens assisté à ça ; J’ai commencé à travailler à la fin des années 70, avant internet et l’informatique. C’était une époque où les marques, c’était la publicité.
Quelle est la meilleure façon selon toi d'aider les marques à développer leur potentiel culturel ?
Ce serait commencer par le fait que les marques fassent une auto-analyse culturelle, une mise à plat culturelle, pour expliciter ce qu’elle est comme medium culturel. C’est-à-dire arrêter les schémas qu’on a dans certains groupes où tout est saucissonné en trois trucs : produits, bénéfice rationnel et bénéfice émotionnel. Ils croient avoir tout compris alors qu’ils ont tout écrasé et appauvri.
Que penses-tu de concept de marque totale ?
En fait il faudrait d’abord faire l’analyse culturelle de la marque pour déterminer quels sont les axes à intégrer dans la culture de la marque. Parce que si on part uniquement de l’idée qu’il faut tout mettre, du personnel aux bâtiments, on ne fait qu’empaqueter plein de choses qui ne sont pas forcément pertinentes.
Je ne sais pas si le concept de totalité est très pertinent pour saisir la marque comme phénomène culturel. Tout n’est donc pas forcément pertinent pour exprimer la culture. Quand on dit marque totale, est-ce que ce n’est pas une façon aussi de ne pas prendre en compte des phénomènes pertinents, mais qui ne relèvent pas de la totalité actuelle, comme par exemple l’histoire ? Le rapport aux grands courants historiques, scientifiques, culturels, technologiques, par exemple. C’est peut-être un concept trop actualiste.
Que penses-tu des marques discount qui jouent volontairement sur une certaine pauvreté culturelle ?
Les marques discount sont pauvres en un autre sens. Volontairement elles sont ascétiques, elles ne développent pas d’imaginaire exubérant, communiquent peu, et quand elles communiquent, communiquent sur leur ascétisme.
C’est en soi une culture, une culture de l’ascétisme.
Oui, c’est vraiment un exemple de l’axiome "on ne peut pas ne pas communiquer". Le refus de communiquer est une façon de dire et de construire une marque. Cela se construit culturellement à travers une histoire, c’est la crise.
Certaines marques sont du côté du fongible, du produit brut par opposition au produit marqué, marketé.
C’est parce que ces marques-là sont des marques qui se veulent uniquement distributeurs. Ce qu’elles cultivent, c’est l’ascétisme. C’est uniquement des canaux de distribution. On peut dire que l’univers de ces marques, c’est le besoin. Par opposition au désir ou au plaisir de la consommation. Il y aurait un contenu culturel à expliciter propre à ces marques acétiques, qui n’en sont pas moins des marques. Ce sont des marques qui s’auto-dénient comme marques, qui s’appuient sur le medium de l’argent en tant qu’il est rare. C’est ça l’articulation culturelle de ces marques-là. C’est une culture comme une autre en situation de pénurie, de crise, de baisse du pouvoir d’achat, de développement d’une mythologie du consommateur malin, voire de la contestation anti-marque, anti-logo. Ce sont des éléments culturels aussi parce que cela s’appuie sur un contexte, une culture, la culture pauvre.
C’est l’antithèse du luxe. Le luxe, c’est le contraire, c’est la dépense somptuaire. C’est fondé sur un consommateur qui se représente lui-même comme pouvant dépenser. L’argent en tant qu’il n’est pas rare, au contraire de l’argent en tant qu’il est rare des marques ascétiques.