Suite des échanges avec Raphaël Lellouche dans le cadre de la préparation du livre Brand Culture.
DB : Dans ces conditions, comment définir la culture ?
RL : La culture est la manière dont l’homme vit dans un monde qu’il s’est construit lui-même. A la différence de l’anima, l’homme ne s’adapte pas simplement à un milieu naturel, mais construit le monde dans lequel il vit, le construit lui-même. Cela passe justement par la construction de médias, de structures sociales, d’échanges…. C’est les grands systèmes de la parenté, les systèmes politiques, économiques, les systèmes d’échange. C’est l’élaboration technique. Ce qu’on appelle la technique culturelle, qui ont été spécialement étudiée par Marcel Mauss. La technique corporelle comme technique de culture. Tous les actes humains sont des actes où un substrat naturel est reconstruit culturellement. Dans l’alimentation, on ne se contente pas de chasse des proies ou de cueillir des fruits : on cultive. La chasse elle-même est médiatisée par des outils, des armes, une organisation. Ce sont essentiellement des médiations qui font que la rapport de l’homme à son milieu, à ses objets ou aux autres est médiatisé par des formes qu’on appelle culturelles, par des symboles, par des techniques.
C’est une définition extrêmement générale de la culture. Il y a un autre concept de culture, qui est philosophique. C’est la culture au sens ou des gens sont cultivés et d’autres ne le sont pas. C’est l’idée qu’il y a une culture haute, « Bildung », des gens cultivés, ce qui au fond veut dire des gens alphabétisés qui sont ensuite entrés dans la consommation d’un media particulier l’imprimé. Les gens cultivés, ce sont les gens qui lisent. Aux autres on n’accorde que la culture dire populaire, dans une conception un peu politique qui méprise comme une absence de culture la « culture du pauvre ».
Les cultural studies se sont intéressées à la culture des pauvres comme une culture à part entière. En fait, c’était rejeté, méprisé et ravalé comme non culture parce que cela concernait des gens qui n’appartenaient pas à l’élite qui lisait. C’est une culture qui passe par les vêtements, les chansons, les bars, les bandes… On voit bien là que la culture passe par des medias comme le vêtement, l’alcool, l’intoxication…
La révolution médiatique (gramophone – brancher le corps sur des machines) est aussi une révolution chimique. Celle dans laquelle le rapport traditionnel à des substances connait également une révolution. De nouvelles drogues apparaissent. L’intoxication est liée à la révolution des medias dans le réel. Ce n’est encore pas par hasard. C’est Mc Luhan qui a théorisé les média comme intoxication. Le branchement est une intoxication. L’idée de corruption par les media a commencé avec le livre, puisque dès l’époque du livre, on accusait la littérature de corrompre, les femmes en particulier. Le rapport de la femme au livre, et au roman, était un des thèmes importants de la dénonciation de la corruption culturelle. Le thème de l’intoxication, de la corruption physiologique comme des drogues, et le fait de considérer les medias comme des drogues (les gens qui ne se séparent pas de leur téléphone ou ordinateur) commence là.
La découverte de la psychanalyse par Freud commence par une intoxication à la cocaïne. C’est par cette intoxication que tout commence.
Mc Luhan dit que le rapport aux medias est fondamentalement une intoxication. Mc Luhan dit : un média a pour contenu un autre media. Le contenu de la télévision, c’est du cinéma, du cinéma c’est la photographie. Le media ne fait que médiatiser un autre média. Le livre a priori ne fait que médiatiser l’écriture. L’écriture elle-même médiatise la parole. La parole elle-même passe par une langue. La langue est un média. Il y a des langues de culture, qui passe par des textes particuliers (égyptien ancien, hébreu, grec puis latin, arabe). Le rapport à une langue est une médiatisation particulière. Il y a des religions dans lesquels le rapport aux textes dans la langue dans laquelle le texte est écrit est constitutif de l’appartenance à la religion. Le juif ne peut pas être vraiment juif s’il ne lit pas la Torah en Hébreu.
Pour le latin, c’est différent parce que l’Eglise catholique a monopolisé dans une caste de prêtres la connaissance des textes sacrés en latin, tandis que le peuple, lui, n’était pas obligé pour être catholique, de lire les Evangiles en latin. C’était une fonction réservée à une élite de prêtre. Par l’intermédiaire de la liturgie, le peuple participait au culte, à la messe, par la médiation du prêtre qui lisait les Evangiles à sa place. Le peuple ne faisait qu’écouter mais ne comprenait pas le latin. D’où le développement d’un autre système de média typiquement européen et lié à la chrétienté qui est l’image, la peinture. L’Eglise, avec les peintures – cela a donné toute la culture picturale européenne - développé une Bible pour les illettrés. Le peuple était obligé de passer par les images. Il fallait que pour les Chrétiens les messages religieux passent pour le peuple par un autre media que le texte, qui était l’image.
On voit bien le modèle : le peuple illettré qui a tout de même une culture.
Les marques, c’est la culture populaire. Leur connaissance ne nécessite pas de connaissances scientifiques, littéraires. S’alcooliser dans un bar, c’est de la culture. On peut la mépriser, mais ça en est. Les hommes boivent et sont censés être des champions de l’alcoolisation, pas les femmes. Il y a plein de choses qui sont de la culture, sans passer par l’écrit ou la parole.
Une fois qu’on a compris ça, on comprend en quoi les marques commerciales sont de la culture aussi, parce qu’elles font partie des phénomènes sociaux qui articulent l’expérience de la vie quotidienne dans les sociétés contemporaines au même titre que le fait de s’alcooliser dans un bar ou porter tel ou tel vêtement. Les marques s’approprient des territoires de pratiques, de phénomènes culturels.
Pour autant qu’il y a de la diversité dans la vie culturelle globale, les marques découpent des territoires et se constituent sur des terrains différenciés. Oui, évidemment, il y a différents secteurs car les marques s’approprient des territoires qui relèvent de divers aspects de la culture sociale dans laquelle elles baignent. Ce que s’approprie une marque de vêtements n’est pas le même territoire que ce que s’approprie une marque de shampoing.
Est-ce qu’on peut dire que toute marque est une forme d’intoxication ?
A condition de ne pas considérer cela de façon univoquement négative. C’est le pharmacon de Derrida, à la fois positif et négatif. On voit bien à quel point c’est un phénomène culturel.
Toute marque a vocation à devenir addictive et donc doit proposer des éléments qui favorisent ça.
On voit bien comment c’est un phénomène à la fois sociale, culturel. Cela relève de l’intoxication physiologique ; C’est un phénomène qui est directement global. Ca épouse des fonctions qui sont répandues internationalement comme la poésie, qui fond que cette marque, s’articulant à ce produit-là, se répand mondialement.
Apple, c’est le même phénomène, fondé cette fois ci sur la technologie. S’ils sont devenus une marque universelle, ce n’est pas que le choix du logo, c’est car ils ont inventé l’ordinateur personnel. C’est une marque qui n’existe comme marque que parce que la révolution informatique est une vague technologique qui a déferlé sur le monde à partir de sa source. C’est Turing et le décryptage d’Enigma. L’informatique se développe avec plusieurs marques, mais Apple a développé son marché autour de l’individualisation de la machine informatique. Maintenant cela devient évident d’’avoir un ordinateur personnel, mais ça n’a pas toujours été le cas. Car à l’époque IBM avait des ordinateurs qui occupaient une pièce entière. L’idée qu’on puisse avoir une interface qui ne nécessite pas d’être informaticien n’était pas d’actualité. C’était l’avant-garde de la diffusion de la technologie de façon massive et individualisée. Apple a compris l’importance de la diffusion de cette technologie de l’ère Turing de façon massive et individualisé. Cette marque est une marque : elle a une culture, un style, une façon de parler… En dehors de la vague technologique, elle ne peut pas exister. Elle est fondée sur cela.
On eut prendre l’exemple de Buffalo Grill : il y a vingt ans, c’était le top, l’univers du western, aujourd’hui, c’est un peu poussiéreux. Là où McDo a réussi à s’actualiser, c’est les salades, la transparence.
Buffalo Grill, c’est essentiellement aussi un mode de présence dans l’espace. C’était la route. On voit combien la marque est dépendante de mode de spatialisation du territoire à travers des medias comme la route. Buffalo, c’est aussi l’image forte du bœuf. McDo est neutre par rapport à l’image à la viande. Buffalo est fondé sur le rapport à la viande de bœuf. Il y a des tendances fortes : à Berlin, c’est dur de trouver un steak. Il y a une culture alimentaire. Buffalo, on se représente immédiatement le cow-boy qui se fait sa côte de bœuf sur un grill. C’est le bœuf quasiment sauvage. McDo, c’est autre chose.
L’actualisation, c’est le fait d’être en phase avec les courants. De la route, du bœuf
A condition de comprendre que c’est le courant culturel profond, qui relève du media. La réalité du rapport au bœuf.
On s’aperçoit que beaucoup d’entreprises bureaucratiques gère de manière tellement compartimentée, qu’ils ont du mal à construire une culture signifiante.
Je constate que de plus en plus – dans des intentions de rationalisation et de compréhension pour que les choses soient bien compréhensibles par tous dans toute l’entreprise – on applique toujours des modèles, des modèles simplificateurs. Le résultat est qu’on peut faire les études les plus profondes, ils les réduiront à des schémas. C’est un appauvrissement sous prétexte de communicabilité qui ramène à une pauvreté effrayante. Cela ne sert à rien. C’est un appauvrissement.
Il y a toujours un rapport entre la marque et celui qui l’a créé. Beaucoup de sociétés bossent à fond sur la biographie du créateur pour comprendre. La société reproduit ad vitam certains mécanismes.
Le fondateur est fondamental. Pas parce que c’est un être humain qui a un esprit particulier, mais parce qu’il est fondateur. Parce qu’il a réalisé un acte qui a été fondateur. Et on ne peut pas comprendre l’acte sans biographie et sans sa place dans l’histoire. On ne peut pas comprendre le phonographe sans lire la biographie de Thomas Edison. C’est dans son histoire individuelle (comment il a contourné le téléphone de Bell), qui est liée à la période américaine après la guerre de sécession. C’est un moment historique fondamental.