Suite d'un échange avec Raphaël Lellouche, qui a permis de nourrir le livre Brand Culture. Il est question de la dimension physiologique de la culture.
DB : Qu’est-ce que c’est qu’un media technique ?
Raphaël Lellouche : Il y a toute une théorie sur le medium. Il y a une histoire du concept de medium depuis le début de la pensée. On ne peut penser la culture aujourd’hui uniquement selon le défilé du signifiant, la linéarisation de la parole dans l’articulation de la parole. Aujourd’hui, ce qui est passionnant dans l’analyse culturelle (portée autant par les Américains avec les Cultural Studies américains, mais Medienphilosophie allemande, le post-derridisme français…), c’est dédiscursiviser pour comprendre l’amplitude et la puissance gigantesque de ce qu’est la culture, dans laquelle les marques sont impliquées intégralement.
Il faut sortir de l’étroitesse de la théorie sémiotique qui dit que la marque serait une construction imaginaire intéressante en soi en tant que système de signes. Il faut dédiscursiviser et prendre en compte la réalité sensorielle, cognitive, corporelle, physiologique.
Ce que j’ai appris de Kittler, c’est ça. Il y a un couple conceptuel fondamental : la distinction entre l’information et le bruit. J’émets toutes sortes de sons : tu distingues entre ceux qui sont informatifs et les autres. D’où la fonction de la redondance comme manière de compenser ou de renforcer la dimension informative par la dimension bruit dans la théorie de l’information. C’est cela qui a été conservé et en même temps remis en cause dans les media techniques, dans les technologies modernes. Par exemple, Kittler dit que jusqu’à l’invention du phonographe par Thomas Edison, on avait la parole et l’écrit. Le jeune Edison lui-même vendait des journaux dans le train. Il faisait son propre journal dans le train : il avait déjà un pied dans l’ère de Gutenberg avant d’inventer le phonographe. Quand il invente le phonographe, c’est la première fois où l’on enregistre des paroles, de la musique, sur une bande qu’on grave. Le rouleau du phonographe est ensuite lu pour restituer le son enregistré. C’est la première fois où on enregistre du son. Il dit que là s’est passé une chose fondamentale. C’est amusant d’ailleurs : Edison a fait une erreur stratégique. Il avait destiné son phonographe à des fonctions de secrétariat. Il n’avait pas anticipé la notion de divertissement. Le phonographe ne devient un media de masse intéressant que lorsqu’on oublie sa fonction de secrétariat pour le divertissement. C’est le passage du phonographie au gramophone, qui remplace le rouleau par un disque plat. C’est le développement de l’industrie du divertissement par la reproduction du son réel. Le media du divertissement précédent est un media symbolique : l’écriture, qui ne reproduisait pas le bruit, la réalité du son.
Kittler utilise pour penser cela les trois notions de Lacan, le symbolique, l’imaginaire et le réel. Dans l’ère Gutenberg, les media étaient des media symboliques. Il y a une différence entre le concert et la partition, qui est une écriture symbolique alors que le concert est la manifestation auditive de la même symphonie. La différence entre les deux est entre le symbolique et le réel. Le phonographe, au lieu de reproduire par un système de notation le son, l’enregistre réellement. Il s’est passé là une révolution fondamentale : les media – et il faut que ça soient des medias techniques et pas des medias symboliques comme l’écriture – pour que ce passage du symbolique au réel s’effectue.
DB : Les médias techniques reproduisent tandis que les medias symboliques transcrivent ?
RL : Dans le phonographe, une révolution s’effectue. Il se passe là quelque chose de fondamental. Il y a enregistrement et ensuite transmission. Le phonographe est un media d’enregistrement, mais pas de transmission. Cela, c’est la radio. C’est l’ensemble gramophone plus radio qui va commencer à installer les bases de tout le système médiatique par un parcours historique. La radio suppose une théorie ondulatoire – c’est fascinant parce que toutes les marques impliquées dans l’industrie se sont constituées dans une relation inséparable de l’industrie technologique. Il y a un rapport intrinsèque entre le développement des marques et les supports médiatiques qui portent les messages des marques.
Le phonographe est une première révolution parce qu’il intègre le réel. La représentation discursive que nous avons de la culture n’est qu’un atavisme qui nous est resté de l’ère Gutenberg. Quand on a réellement pensé la révolution technique au-delà de l’ère Gutenberg, ce n’est que lorsqu’on a compris la révolution technologique qu’on peut dépasser la restriction logocentrique des media de l’ère Gutenberg dans laquelle il n’y avait pas encore de reproduction du réel.
Lorsqu’on entend avec le phonographe parler quelqu’un qui est mort. Toute la culture contemporaine populaire (les vampires, Dracula, les films d’horreur) a l’air d’être de vieilles réminiscences de croyances superstitieuses médiévales alors qu’elle est profondément contemporaine. Cela ne peut exister que lorsque les medias techniques reproduisent le réel. Quand tu peins, tu produis une image qui n’est pas causée directement par le modèle que tu peins, mais quand tu photographies, la cause de la photographie n’est pas le photographe.
Toute la culture contemporaine est conditionnée par les média qui enregistrent du réel et pas seulement du symbolique. C’est fondamental parce que le sens ne passe plus uniquement par le véhicule de la parole ou de l’écriture mais se branche directement sur notre physiologie.
Il y a un autre auteur intéressant : Jonathan Crary, qui a écrit La Technique de l’Observateur. Il montre, cette fois du point de vue des media visuels, ce que présupposent la photographie et le cinéma philosophiquement. Comment la naissance de la photographie a été possible, d’abord dans la pensée humaine. Il dit que cela suppose une théorie de la vision et de la lumière particulière. On ne pouvait pas inventer la photographie tant qu’on était dans une conception de la vision qui relevait d’Aristote. Il a fallu d’abord la révolution de l’optique arabe d’Al-Hazem au Moyen-âge puis la révolution de l’optique en Europe au XVIIe siècle pour que l’idée même de qu’il y a une image qui se forme dans la rétine par un mécanisme optique particulier rende possible l’idée de reproduire l’image de l’optique par un dispositif technique, la camera obscura, la chambre obscure. C’est le mécanisme même de la projection qui est à la base de la camera, du projecteur, du cinéma.
Mais ce n’est pas tout. Il va falloir qu’après l’optique mécaniste des XVIIe et XVIIIe siècles, il y ait la révolution physiologique du XIXe siècle. Ça commence avec la théorie de la couleur de Goethe, mais en réalité le vrai tournant fondamental dans la pensée c’est Schopenhauer, et une théorie physiologique de la perception visuelle. Après Schopenhauer, il a fallu toute l’école physiologique allemande. Il faut donc qu’on comprenne scientifiquement les organes de la perception pour que des machines soient construites sur les modèles de ces organes pour à leur tour appareiller ceux-ci et les rendre à leur tour technique. Moyennant quoi aujourd’hui dans nos sociétés modernes, l’être humain, son corps, ne perçoit plus uniquement dans les conditions d’une écologie naturelle de la perception. Il perçoit à travers des machines, des machines de visualisation. Cela commence par la lunette, puis tous les autres appareils optiques. A travers ces machines optiques jusqu’à ensuite la télévision, le cinéma, même dans les média optiques techniques, on ne peut plus imaginer un monde sans eux aujourd’hui. On n’imagine pas un monde sans le cinéma, la photo. On est dans des environnements qui aussi bien du point de point auditif, que visuel, que global, sont médiatisés par des machines, par des média techniques. C’est valable pour la perception : ce qu’on voit, ce n’est plus simplement l’environnement naturel autour de soi (lui-même d’ailleurs technicisé), mais la télévision, des films, des pubs, des images… On est entièrement pris dans des réseaux de media techniques, et qui supposent la révolution physiologique du XIXe siècle avec le branchement d’appareils sur des organes.
DB : Cela veut dire que l’univers culturel est éminemment physiologique.
RL : Cela ne passe plus uniquement par le sens : ce ne sont plus simplement des symboles, des notations symboliques de la parole. D’ailleurs ça n’a jamais été exclusivement ça. Il a fallu une illusion fantastique pour qu’on croit que le sens passait exclusivement par la parole. Depuis les medias techniques, le sens passe y compris par le branchement direct de machines sur notre physiologie, et notre corps. C’est pour ça que je disais que lorsque j’écoute une musique dans mes écouteurs, fruit d’un studio, je suis branché physiologiquement sur du son. C’est éminemment de la culture, mais ça n’est pas du sens transmis par la parole verbale.
DB : Le bruit de la Harley Davidson, c’est de la culture.
RL : Les Cultural Studies, et notamment un auteur génial, qui a écrit un article sur la culture des motards. Ce type montre comment ce qui constitue la culture des motards, ce ne sont pas des discours. Il montre même que dans les groupes de motards, il y a des « experts », des gens qui savent techniquement et scientifiquement comment fonctionne une moto. Il dit que quand il a commencé son enquête, il a rencontré des gens qui étaient experts en moto. Curieusement, ce n’étaient pas eux qui étaient les leaders dans les groupes. Les leaders étaient ceux qui articulaient une expérience qui allait au-delà de la rationalité du discours technique sur la moto. Cette culture était aussi faite des vêtements – blouson de cuir – des cheveux longs, d’un certain type de posture du corps, d’un rapport particulier avec les filles sur la moto, d’un rapport particulier à la mort, etc. La culture des motards articule une expérience de façon multidimensionnelle, y compris avec des sensations – conduire – avec le rapport à la machine, etc. On retrouve cela dans des films comme Easy Rider. Tout cela n’est pas du discours, mais c’est de la culture.
C’est un exemple. On peut dire la même chose de la culture d’une marque : c’est une articulation de dimensions irréductibles à un simple discours, même si le discours en fait partie. Cela passe par des images, des icônes, des matières, des objets, des bruits (moteur Harley…).
Dans la musique d’Easy Rider (du groupe de métal…), le bruit du moteur de la moto est intégré dans la musique : ce n’est pas de la note, c’est du son. Du son identifiable comme celui que tu entends dans l’expérience de la moto. Le réel s’intègre dans une construction culturelle qui compénètre l’expérience elle-même et qui déborde de toutes parts la linéarité du discours ou d’une articulation simpliste entre texte et image. Il y a la machine, mais aussi un rapport au temps (début du film, premier acte après le départ est d’enlever le bracelet de montre et de jeter la montre). Ils ont transformé complètement leur rapport au temps). Il y a un rapport fondamental à l’expérience du temps. La montre est aussi un objet culturel éminent.
DB : La performativité prend en compte la pratique, les manifestations…
RL : La marque est une construction sociale qui n’existe qu’à partir du moment où tout le monde croit. Mais la théorie de la performativité de la marque, même si elle s’appuie sur des théories du langage, ne peut pas être réduite à un rapport de croyance. Ce n’est pas uniquement croire en la marque. C’est une série de choses dont la croyance fait partie, mais aussi la confiance, etc. toute une série d’actes, d’attitudes mentales, mais aussi de performances actives. L’acte d’achat, le fait le payer, par le medium de l’argent, c’est un moment du rapport à la marque. Tu concrétise sur le medium neutre, indifférent, abstrait de l’argent, un rapport à la marque par l’acte d’achat. C’est ensuite, sur le modèle de la construction de l’identité de genre chez Butler, une théorie du comportement du consommateur nouvelle et active. Dans la performativité, il n’y a pas que la dimension physiologique. C’est l’élémentaire de branchement du corps avec les machines, mais il y a aussi la fonction de jeu, de performance quasi théâtrale.