Dans le livre Brand Culture (sortie début avril 2013), nous montrons que les marques sont des faits culturels complexes, qui vont bien au-delà des discours. Pour comprendre cette notion, voici la retranscription d'échanges avec Raphaël Lellouche, contributeur majeur du livre.
Raphaël Lellouche : On ne comprend vraiment ce qu’est la nature culturelle de la marque que lorsqu’on a dépassé la notion de discours. Il y avait un paradigme pour penser l’ensemble des produits culturels publics. En France en particulier, les grands philosophes français du XXe siècle, on toujours parlé de discours (Lacan, Foucault, la sémiologie de Barthes). Là où la culture devient aujourd’hui intéressante car analysée dans un contexte plus ouvert, c’est dans l’articulation au signe non discursif et à la technique. Quand j’écoute de la musique, c’est de la culture mais il n’y a aucun discours. La culture n’est pas simplement du discours. La culture passe par autre chose que des discours. Il faut envisager l’analyse culturelle au-delà de la simple réduction au discours. Les marques ne sont pas simplement des émetteurs de discours, ce sont des vecteurs culturels.
Daniel Bô : Qu’est-ce qu’il y a de plus que le discours ?
RL : Les images, les signes iconiques, les objets eux-mêmes, les techniques, le son, la sensorialité, le fait de porter des choses sur soi… Ce sont des pratiques en un sens, des actes, des performances. Ce n’est pas que le discours, même s’il en fait partie. L’idée est de passer à un plan d’analyse culturelle qui dé-discursivise.
DB : L’enfermement dans les discours, cela vient de la publicité ?
Cela vient surtout d’une rationalisation. On pense que la marque parle, qu'elle tient des discours. Cela vient des paradigmes de l’analyse. On a pensé la sémiologie d’abord sur le domaine de la parole. On a donc privilégié la parole comme étant le vecteur fondamental du sens. Tout le reste n’était que l’accompagnement du verbe. C’est problématique aujourd’hui. Il y a des choses beaucoup plus intéressantes.
Les média techniques, c’est ce qui a mis en exergue, mis en valeur, le fait qu’on ne communique pas uniquement avec des mots. Le discours, c’est ce qui est dit avec comme vecteur sémiotique principal et privilégié la parole, les mots, le verbe, qui peut être transcrit textuellement.
C’est une intuition très forte qui est vraiment enracinée dans la pensée contemporaine par plusieurs canaux. J’étais à une époque un fan de Derrida ! A travers Derrida, c’est une première vague très forte de critiques du privilège de la parole et du discours, mais je n’en n’avais pas saisi toutes les implications ni compris la force. C’est seulement bien après, par d’autres voies diverses et notamment par le fait de m’être rendu compte de l’importance de la révolution médiatique.
Friedrich Kittler est en un sens un disciple de Derrida parce que Derrida faisait sa critique du logocentrisme du point de vue de l’écriture. Il disait que l’écriture n’est pas une simple transcription de la parole, selon la conception ancienne de transcription graphique des sons de la parole. Cette conception de l’écriture transcrivant la parole a fait l’objet de ses attaques : l’écriture est irréductible à la transcription de la parole. L’écriture est originaire : la parole n’est qu’une articulation dans un medium en particulier qui est le medium vocal, d’une écriture qui produit simultanément aussi bien les mots par le medium de la voix que par le medium des traces écrites. Cette articulation fondamentale, c’est ça l’écriture.
Foucault disait que les discours s’articulent non seulement dans des mots mais dans des institutions, des dispositifs sociaux, dans des pratiques régulières… Il a analysé une série de grandes institutions (hôpital, prison…), et même celle du genre : la sexualité comme effet de discours. Là encore, on déborde la simple parole pour comprendre que le discours est quelque chose qui est foncièrement une articulation totale du fait culturel dont le discours au sens propre n’est qu’une petite partie. C’est un ensemble de structures qui organise notre existence, nos rapports, notre physiologie. Le sujet n’est plus le maitre, le souverain : c’est ce que nous sommes en tant qu’assujettis à des structures.
Kittler, disciple allemand de Derrida, Foucault, Lacan, et surtout disciple de Mc Luhan a repris cette idée du débordement de la parole. En un sens c’est une révolution anti-sémiologique. On va au-delà du privilège du signe. C’est une sémiologie qui déborde la simple parole. Il a montré à la suite de Mc Luhan en quoi c’est la technique, la technologie, et la technologie des média qui fait de la culture quelque chose de bien plus ample que la simple émission vocale par l’homme du verbe, de la parole. Cela passe par le corps et par les machines : télégraphe, téléphone, radio. Ce sont des medias technologiques branchés sur l’appareil cognitif qu’est notre corps.
Suite des échanges avec Raphaël Lellouche dans les prochains jours.