Première fiche de lecture de ”Marketing Management a cultural perspective”, un ouvrage collectif de 560 pages paru en février 2012.
Voici un premier article de Mariu K. Luedicke intitulé "Concevoir la communication d’une marque ancrée culturellement dans une société". C'est une leçon de marketing culturel à travers l’exemple de la Hummer de General Motor
Selon l'auteur, les marketeurs doivent utiliser la veille internet, l’ethnographie et les analyses historiques, écouter tout ce qu’on dit sur leur marque pour comprendre tout le bagage culturel qui existe autour d’elle, afin de consolider ses positions idéologiques et de combler les gouffres qui existent dans son identité.
Pour développer sa thèse, Mariu K. Luedicke s'est intéressé à la série Hummer par General Motors : un type de voiture qui trouvait toute sa place dans la culture américaine.
En 2002, la première Hummer est lancée sur le marché. Elle représentait la force, la sécurité, la liberté (de rouler où l’on souhaite, quelles que soient les conditions météorologiques ou de terrain). Ceux qui possédaient une Hummer étaient certains de passer au travers des épreuves naturelles, des menaces de toutes natures.
Un tel véhicule « parlait » aux Américains : ce peuple a montré, tout au long de son histoire, qu’il savait passer aux travers des pires épreuves grâce à sa force guerrière et à sa précocité technique : la guerre de 1991, la catastrophe du 11 septembre …Une Hummer, c’est la garantie de pouvoir faire face (avec force et héroïsme) aux prochaines épreuves. Rarement des marques ont bénéficié d’une telle adéquation avec la culture et l’histoire américaine.
Encore faut-il savoir manier ce genre de privilège : il est facile, même en ayant la chance d’avoir une marque dont l’image résonne avec justesse dans les imaginaires sociaux, de perdre tout le bénéfice de cet atout.
Les marketeurs de la marque ont adopté l’idée largement répandue qu’il faut adapter la marque à une cible bien précise et chercher à résonner avec le système de valeur de cette cible.
Mais les consommateurs ne se laissent pas imposer des valeurs créées artificiellement. Ces valeurs sont réappropriées, et les consommateurs créent leur propre sens. Et il ne faut pas se concentrer uniquement sur la cible, mais avoir une vision bien plus large et écouter aussi ceux qui prennent un malin plaisir à critiquer la marque. En ayant une vision trop restreinte, et en cherchant à imposer certaines valeurs à une marque bien précise, on risque de la tuer prématurément : ce fut le cas pour les Hummers. Il faut prendre en compte, plus largement, les conflits culturels qui existent autour de la marque.
En 1999, on se rend compte, chez General Motors, que les consommateurs ont un coup de cœur pour une voiture aux allures militaires : dureté de la ligne permettant une navigation sur tout terrain, sophistication technique, sécurité…Les consommateurs veulent conduire des voiture-tracteurs à la A. Schwarzenegger (La Humvee). De cette constatation est née, en 2002, la première Hummer, version civile du camion militaire d’A. Schwarzenegger. Le succès est instantané.
La Humvee
Cette voiture était un peu l’équation impossible entre la dureté de la courbe (sa capacité à affronter n’importe quel terrain) et le luxe intérieur. C’était un mélange unique, qui la mettait hors catégorie.
H1 H2
Pourtant, des messages publicitaires assez faibles ont été adoptés, malgré cet héritage riche et qui pouvait répondre à bien des aspirations du peuple américain.
Certains spots (« Training day », « Submarine ») mettaient bien en avant les capacités techniques de ce véhicule sans souligner que ses conducteurs aspiraient à être de vraies icônes compte tenu de leurs réussite et audace. D’autres spots (comme « Urban techno »), soulignaient le luxe d’une telle voiture sans en montrer la rudesse, la possibilité de faire du hors piste. En d’autres termes, aucun spot publicitaire ne permettait de mettre en avant le mélange unique de cette voiture qui en faisait pourtant une vraie opportunité pour les publicitaires. Il manquait une cohérence publicitaire à la marque, comme si l’on comptait sur l’évidence des avantages du produit.
Les limites de l’approche marketing traditionnelle
Puis est sortie la H3 (Hummer 3). Après une étude de marché, on s’est rendu compte que 40% des acheteurs étaient des femmes, que beaucoup considéraient que cette voiture était trop chère et qu’elle choquait bien des âmes écologistes. L’image de la voiture a donc été revue (avec une faiblesse stratégique) pour s’adresser à des femmes, son prix a baissé et sa consommation d’essence a été diminuée. Le résultat a été très mauvais : la voiture a ressemblé à la Jeep Grand cherokee…le modèle concurrent.
La marque s’est éparpillée et s’est éloignée de son identité. Notamment, deux spots visant à vanter cette voiture ont été très peu appréciés.
Le premier présente un homme qui mange végétarien et est regardé, de ce fait, de haut par un autre homme (qui lui signifie par ce regard que ce n’est pas très viril de ne manger que des légumes). Pour faire face à cette atteinte à sa virilité le jeune homme s’achète une H3 pour compenser. De même, une femme achète une H3 pour consoler son fils qui s’est fait frapper dans la cour de récréation : il est maintenant intouchable puisqu’il roule en Hummer. En d’autres termes, la H3 semble être une voiture de compensation, une voiture qui aide les faibles à ne plus l’être. Ce qui est l’exact contraire de ce qu’étaient les propriétaires d’une Hummer : des personnes qui avaient tout réussi et le montraient avec leur voiture. Ils n’achetaient pas cette voiture par compensation, mais comme démonstration de leur pouvoir.
Par ailleurs, ces publicités allaient à l’encontre de l’idée que l’on peut avoir réussi en ayant des goûts à contre-courant (être végétarien), alors que les Hummers sont des gens qui se jouent justement pleinement des conventions, et en font même leur arme de réussite.
Comprendre le pourquoi de l’idolâtrie ou de la haine d’une marque
L’auteur a eu un échange mail avec un homme qui lui a expliqué que généralement les personnes qui envient sa voiture sont attirées par le confort intérieur, et qu’il est lui-même très heureux d’avoir cette voiture du fait qu’il a l’impression de conduire un « camion de pompier ». C’est pour lui une sensation très valorisante. A l’inverse, il explique que ceux qui détestent sa voiture considèrent que c’est une insulte à l’environnement et que ces personnes là n’hésitent pas à lui signifier leur désaccord par de la bagarre. Ce qui lui a donné l’occasion d’en venir aux mains…Ce qui lui a plu ! Puisqu’il est de nature bagarreur, et cela l’encourage aussi à continuer à conduire ce genre de voiture.
Ce genre de mails est très précieux et montre que ce qui compte, c’est l’expérience faite avec les produits : il faut chercher à comprendre pourquoi on les déteste ou pourquoi on les adore.
Quelle technique adopter ?
Pour comprendre les tenants et les aboutissants de ces mécanismes, il faut adopter une méthode rigoureuse. La veille internet (« netnographic ») en fait partie : il n’y a rien de mieux que d’aller voir sur internet ce qui est dit sur une marque sur les blogs, sur les sites internet…Dans le cas des Hummers, il est possible de se rendre compte que la marque éveille bien des débats et que certains sites (d’idôlatrie ou de fustigations) lui sont consacrés. Ainsi, le site fuh2.com (« Fuck you and your H2 ») est spécialement dédié à fustiger les conducteurs de Hummers : il rassemble des photos de personnes faisant des doigts d’honneur à des H2, des argumentaires contre ce genre de voitures, etc. Certains sites sont dédiés pour montrer combien ce genre de voiture est néfaste pour l’environnement, d’autres au contraire pourquoi les conducteurs de Hummers sont finalement des amoureux de la nature (conduire en dehors des routes, cela signifie vouloir apprécier la nature).
Un débat finalement beaucoup plus large
Ces débats autour des Hummers ne concernent pas que le produit en lui-même, ils sont ancrés dans un autre bien plus large : celui de l’identité américaine.
Les Américains sont partagés entre deux traits de leur identité. D’un côté, ils sont fiers de leur leadership culturel et économique. Ils sont fiers de l’individualisme de leur société, de leur audace, de leur côté conquérant, et victorieux. D’un autre côté, les Américains savent qu’ils s’attirent les foudres de bien des acteurs de par cette identité affirmée : les personnes prônant la paix, les écologistes, les socialistes…Et certains Américains ont une réelle crainte de ces critiques qui leur ont attiré les plus graves problèmes : le 11 septembre, etc.
Défendre la Hummer c’est défendre l’identité américaine dans ce qu’elle a d’individualiste, de guerrier, sans se soucier des critiques. Ceux qui défendent la HUmmer et ne peuvent pas supporter qu’on leur interdise d’en conduire au nom de l’écologie brandissent l’étendard américain du « laissez-faire » : ne pas laisser quelqu’un choisir sa voiture, quelle que soit la raison, est un affront à l’identité américaine. Critiquer la Hummer c’est plutôt voir l’autre face de l’identité américaine : c’est critiquer l’individualisme à outrance, le non respect de la nature ou avoir peur des représailles par rapport à l’identité américaine.
Il est beaucoup plus fécond de chercher à comprendre les réactions des consommateurs en fonction de leur culture qu’en fonction de leur identité spécifique. Cela permet de mieux comprendre pourquoi telle out telle publicité fonctionne ou non. Ainsi les publicités pour la H3 allaient dans le sens de ceux qui critiquent l’identité américaine et n’ont donc pas fonctionné, puisque ce n’est pas cette culture là qui est séduite par la Hummer.
3 stratégies, alors pour construire une publicité
3 stratégies, au regard de ce qui précède, peuvent alors être adoptées pour une marque qui est très ancrée dans une culture :
1er stratégie : lancer le produit, en insistant sur ses caractéristiques sans imposer une cible, laisser les consommateurs faire le reste, faire la magie de l’identité de la marque en créant sa culture.
2eme stratégie : lancer un produit en ayant un parti pris pour une culture, sachant que ça en choquera d’autres, mais cela convaincra forcément les partisans d’une culture.
3eme stratégie : proposer un compromis, mais ferme, aux consommateurs entre plusieurs pans contradictoires d’une culture. Il s’agit d’un compromis, d’une autre voie, pas d’un mélange un peu mou entre toutes les tendances.
Dans tous les cas, il ne faut pas chercher à comprendre QUI cherche une marque, mais CE qui est cherché dans une marque : il est plus fécond de s’adresser à une culture, plutôt qu’à des personnes.
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