Nous continuons la série d'articles écrits en collaboration avec Raphaël Lellouche avec la question de l'appropriation des genres éditoriaux par la marque. Les exemples cités sont antérieurs à l'été 2007, époque où nous avions menée ces analyses avec Matthieu Guével. Plus d'infos sur ces exemples que nous avions parfois testés.
Lorsque la marque commerciale transcende cette fonction (commerciale), et devient emblème d’un univers culturel ou qu’elle devient producteur de contenus culturel, alors elle peut prendre en charge des contenus divers, l’enjeu ne se formule pas seulement en termes de contenus, mais en termes de genres.
Les marques étaient jusqu’ici cantonnées au seul « genre publicitaire », avec ses codes et ses contraintes. En tant qu’éditeur, elles peuvent aujourd’hui naviguer à l’intérieur de tous les genres, sans plus de limites aux formes et aux catégories que l’expression des marques peut emprunter.
Les nouvelles limites de la communication des marques sont celles des genres de l’édition dans leur ensemble, à l’intérieur duquel elles peuvent faire des choix :
o La presse, et à l’intérieur de la presse : La presse d’information, La presse thématique, La presse pratique
o Le cinéma, et à l’intérieur du cinéma : Les films d’auteur, Les films d’action, course-poursuite, Les films et histoires d’amour
o Les livres, et à l’intérieur des livres
- Les fictions, et tous les genres de fictions et de récits (histoire d’amour, histoire policières, grands mythes, etc. Lorsque les marques racontent des histoires, elles peuvent s’inspirer des grandes structures narratives déjà présentes dans la culture, pour donner de la force à leurs discours.
- La non fiction, à savoir les guides pratiques, les annuaires, les modes d’emploi, les manuels, etc.
o Les disques et la musique
o Les DVD et documents multimédias
o etc
Ce champ éditorial est potentiellement infini, en dans tous les cas beaucoup plus vaste que celui de la seule communication commerciale, qui était un genre parmi les autres.
Les types de genre
Jouer sur des structures stabilisées, les patterns de la culture populaire
La nouvelle communication des marques, affranchie des contraintes de la communication publicitaire, peut désormais puiser dans un capital culturel extrêmement riche, un univers de personnages, de scénarios, de genres.
La nouvelle règle du jeu consiste à se fondre et jongler avec les patterns de la culture populaire, c’est-à-dire à s’approprier les ingrédients des récits et les scénarios de la culture commune, sur lesquels on improvise comme sur la trame de la Comédia dell’Arte, ou les pas de base d’une danse de salon.
De la même façon qu’on juge un danseur à sa capacité de diversifier ses pas et d’agencer ses mouvements à partir d’une structure commune, on jugera notamment de l’intérêt des contenus de marques à leur façon de jouer (et d’enrichir) les combinaisons d’un capital culturel partagé.
Chaque marque peut désormais sélectionner dans le champ culturel les valeurs qui l’intéressent et les mixer comme elle l’entend. Les valeurs ne sont plus transmises de façon explicite, mais à travers une fiction. L’enjeu consiste à capter les ingrédients qui font le succès d’un genre, de l’histoire d’amour à la course-poursuite en passant par le dessin animé, comme moyen de captiver l’intérêt, et d’offrir le plaisir d’un spectacle en diffusant ses valeurs.
Dans cet arsenal nouveau à disposition des marques, les récits de fictions et les grands scénarios sont les plus aisément appropriables. On dit d’ailleurs aujourd’hui des marques qu’elles ne proposent plus des « argumentaires produits » mais qu’elles « racontent des histoires ». Ce qui suppose un travail rigoureux d’analyse des trames narratives existantes, dans lesquelles on pourra puiser, et implique la maîtrise de compétences nouvelles, de narration, de réalisation, etc.
Des auteurs comme A.J. Greimas, Edgar Morin, Claude Brémond, Roland Barthes ont travaillé sur l’importance de ces structures de base : il est toujours très difficile cognitivement d’entrer dans une œuvre dont les structures sont absolument singulières. Le discours doit reposer sur une base connue, pour que le spectateur s’y projette. Mêmes les films de création doivent s’appuyer sur des structures narratives universelles. Les grands genres de la culture offrent un réservoir de structure stabilisée à disposition des marques. |
Le film romantique, l’histoire d’amour
Appropriation d’un genre : l’exemple Cartier Love (court-métrages d'Olivier Dahan)
L’histoire d’amour, les récits de romance et les atmosphères romantiques, de nuit (mise en valeur des bijoux brillants) font partie des éléments forts de la communication des marques de bijouterie de luxe.
Le pas est ici facile à franchir et l’appropriation du genre de la romance par Cartier n’est pas un phénomène nouveau. Déjà les films publicitaires tv étaient construits sur l’amorce de mini récits amoureux, de scènes d’énamoration, de cristallisation, de façon plus ou moins développée.
Du moment que l’on était plus limité par les contraintes (temps, espace) du format publicitaire, la distance était facile à franchir pour tirer le fil du film romantique. Au lieu de faire une mini-scène, il est désormais possible de raconter des histoires complètes.
La nouveauté consiste à dépasser le niveau élémentaire pour les intégrer dans de récits et des histoires complètes. En plus des éléments constitutifs de l’histoire d’amour (la nuit, le regard, l’atmosphère), il faut désormais en importer également les ressorts narratifs et dramatiques (rebondissement, évolution, crise, réconciliation, scènes complètes).
L’enquête policière
Appropriation du genre : exemple twingo
L’opération Twingo adopte les codes du genre policier, les types de scénarios décrits dans les enquêtes policières. Les épisodes reposent tout sur la résolution de l’énigme, et l’esthétique choisie fait également partie de la palette culturelle du film d’enquête et du roman policier.
Les genres stabilisés offrent aux marques des types de scénarios susceptibles de parler aux spectateurs et de correspondre à des valeurs qu’elles souhaitent transmettre
Le public peut y trouver plusieurs bénéfices :
o La résolution de l’énigme en elle-même
o La familiarité du schéma global
Effet sur la marque
Quant à la marque, elle place la twingo au cœur de l’intrigue dans la mesure où le produit constitue l’objet de la quête : il faut trouver la twingo, ce qui place la voiture dans un position essentielle de la fiction.
Le clip musical
Appropriation du genre : l’exemple smirnoff (Tea Partay)
Un clip musical comme le clip « Smirnoff » fonctionne comme contenu culturel autonome, il est un parfait exemple de ce type nouveau de communication de marque conçu comme un contenu à part entière.
Il rappelle au public français des parodies de la musique rap (« Auteuil Neuilly Passy » des Inconnus), qui fonctionnent à la fois comme de pastiches, mais aussi comme des musiques que l’on peut prendre plaisir à écouter en elle-même.
Effet sur la marque
Mais en prenant à contre-pied les codes des banlieues pauvres pour faire jouer des fils de la très haute bourgeoisie WASP, Smirnoff répond aussi à problème de positionnement de la vodka de luxe et trouve une solution marketing à la concurrence :
o Des Vodkas à consonance russe, signifiant l’enracinement de l’origine polonaise ou russe (Zubrovska)
o Des Vodkas de « seconde génération, émancipée de l’enracinement dans l’est, boisson des élites new yorkaises boboïsées, reprenant les valeurs de l’art moderne, du pop art, etc (Absolut)
Le clip Smirnoff ouvre la voie d’une autre positionnement possible, avec une marque à consonance russe consommée par les enfants de la bourgeoisie américaine, récupérant par antithèse les valeurs de la rébellion au système.
La comédie musicale
La comédie musicale Internet d’Absolut Red reprend également à son compte un univers culturel très codé, « lewis carrolien », tout un courant de la culture pop (Tommy, Opéra des Who, Disque Magical Mystery Tour des Beatles), l’atmosphère psychédélique, l’esthétique surréaliste.
L’ensemble de la création est mobilisée pour la célébration du fruit rouge, des animaux étranges, hybrides se rencontrent, les lois de la nature sont renversées, des poissons tombent du ciel, des dinosaures rencontrent des requins, dans un opéra cosmique farfelu.
Le choix de cet univers n’est évidemment pas le fruit du hasard : il exprime de façon légère et positive l’expérience hallucinatoire de l’alcool. Il annonce le caractère euphorisant de l’ivresse, et construit en s’appuyant sur un patrimoine culturel habilement récupéré un ensemble fort et cohérent.
Le guide pratique
Le guide du développement durable par Edf s’affranchit également de la communication publicitaire et adopte le genre éditorial du guide pratique (guide du contribuable, guide du motocycliste, etc).
Un guide de ce type est le type même de communication institutionnelle, par rapport aux deux autres formes classiques du discours marketing.
1. Discours produit
2. Discours de marque
3. Discours institutionnel (l’entreprise comme entité dans un environnement, avec des responsabilités en affinité avec son métier, ici en l’occurrence l’écologie et le respect de la nature)
La marque se situe clairement au-dessus du simple marchand qui cherche à vendre un produit, et se hisse au niveau d’un organisme public, gouvernement ou ONG, en aidant à acquérir la maîtrise d’un produit. Ils ne se positionnent pas comme marchands, mais comme communicants, aides à la gestion de la ressource qu’ils proposent
Du point de vue d’EDF, ce type de communication permet à la marque de développer une image de portée globale, où toute la planète est en jeu, par cercles concentriques d’intégration successive (ma maison, mon pays, ma planète).
Ce qui est essentiel ici, c’est bien cette intégration de la marque dans un réseau d’actions (écologiques), et l’intégration du produit (l’énergie) dans un usage qui mobilise la planète entière. L’utilisation d’un appareil électrique a un impact sur la couche d’ozone, la forêt amazonienne, le cours des océans. Le guide aide à mieux se servir de l’énergie (y compris en consommant moins : la marque ne cherche pas à faire consommer davantage : il faut bien fermer les fenêtres, privilégier au maximum la lumère naturelle), à gérer la maison rationnellement de façon que le produit électricité s’intègre harmonieusement dans son environnement.
Le guide pratique fait partie d’une prime de qualité ajoutée au produit vendu, un schéma d’usage qui permet d’utiliser à bon escient. De même que le groupe EDF prend en charge au niveau institutionnel la gestion de l’énergie planétaire (macrocosme), un groupe comme Danone prend en charge la gestion de l’équilibre nutritionnel des individus (microcosme).
Film d’action et course poursuite
Les films Bmw sont un exemple d’appropriation des valeurs du récit de course-poursuite par une marque.
En l’occurrence, la relation entre la voiture et le mini-film est très profond, car il exploite un lien culturel très étroit entre la voiture et le cinéma, qui ouvre le chapitre des relations entre un produit et son environnement (voir ci après).
o Lien historique : L’industrialisation de la voiture et la diffusion du cinéma sont quasi contemporains. Daimler met au point le moteur à explosion dans les années 1880, la voiture devient produit de consommation courante dans les années 20, les premières expériences de cinéma datent également des années 1890 (brevet des frères lumières en 1895)
o Lien structurel: La voiture et le cinéma ont très tôt été rassemblées sous l’étiquette et le culte du mouvement et de la vitesse : le cinéma relance les débats de la fin du XIXème siècle sur la représentation du mouvement en art et en photographie (expériences de E.J. Marey), la voiture et la vitesse, libérées de l’animal tracteur chez Marinetti, sont au cœur de l’esthétique futuriste du début du XXème siècle (Manifeste du futurisme 1909). Le mouvement est aussi au cœur de la réflexion bergsonienne de cette époque.
La vision dromoscopique en voiture (défilement des images par la fenêtre) comme celle du train, rapproche également du cinéma.
o Lien thématique : Dans le cinéma lui-même, la voiture a toujours été un personnage central, dans les films de Buster Keaton, jusqu’au genre de la « course poursuite », pilier du cinéma, dont les films Bmw prolongent la tradition.
Reportage, documentaires et information journalistique
Les programmes courts du type « portraits d’experts » avec Carrefour illustre bien l’appropriation du genre du reportage et de l’enquête journalistique sur une catégorie de produit, pour donner aux spectateurs des informations.
Pour la marque, l’intérêt consiste à acquérir une position de surplomb, un rôle de surveillant d’un monde de consommation. Cette position permet à la marque d’accroître sa légitimité et sa capacité à donner des repères, dans la mesure où elle maîtrise l’ensemble des filières de production, et de fabrication d’une catégorie de produit.
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