Voici une réflexion issue d'un échange avec Raphaël Lellouche sur le concept essentiel de performativité. A partir du livre "Trouble dans le genre" de Judith Butler, l'idée est de montrer que les marques prennent part à la constitution de notre identité car nous performons la marque au même titre que nous performons la masculinité ou la féminité en nous identifiant à des modèles culturels et en jouant cette identité.
Les identités individuelles sont le fruit d’une constellation d’éléments divers. Nos identités sont multiples et sont le produit d’une histoire, d’une contingence, de destins. Parmi les pôles d'identité qui nous caractérisent, on peut citer le lieu de naissance, le lieu de vie, le sexe, la tranche d'âge, le milieu social, les études, le secteur d'activité, les loisirs, la religion mais aussi les marques que nous consommons. Nous "sommes" Mac ou PC, Peugeot ou Fiat, Nike ou Adidas.
La consommation est un des terrains de jeu de notre identité
Ces identités sont à la fois une situation subie passivement et un projet choisi : en tant que sujet libre, nous transcendons les situations et nous construisons une identité. Cette identité est multiple, nous pouvons à volonté jouer à être différentes personnes. Nous pouvons choisir de changer notre tranche d'âge en paraissant plus jeune ou plus vieux et notre origine sociale en la surjouant ou en la sous-jouant. Pour toutes nos facettes (sociale, professionnelle, religieuse, nationale, etc), nous sommes ce que nous jouons à être et en même temps nous le devenons à force de le jouer. C'est ce qu'exprime très bien Judith Butler concernant l'identité de genre en expliquant que c'est à force de jouer au garçon ou à la fille que nous le devenons. Etre un homme, c’est se comporter d’une certaine façon, avoir des rapports sexuels d’une certaine façon, marcher d’une certaine façon, se couper la barbe, les cheveux.
Pour répondre à la question « Qui suis-je ? », chaque individu est dans la nécessité de prendre conscience des identités qu’il performe. Il est uniquement ce qu'il joue à être et cela sur beaucoup de terrains de jeux différents. La consommation (meubles, vêtements, alimentation, voiture, etc) fait partie des terrains de jeux sur fond desquels on se construit identitairement. La consommation n’est pas une consommation purement matérielle ; elle est culturalisée par des identifications à des marques. L’identification à la marque est une identification à un modèle culturel comme un autre (féminité, tranche d’âge). Préférer telle marque à telle autre, consciemment ou inconsciemment, c'est performer la marque au même titre que performer un modèle culturel.
Performer la marque Smart, c’est jouer le modèle d'usage et de comportement, le jeu social et matériel de Smart. Conduire une Smart c'est adhérer à une façon de voir les déplacements en ville en gagnant du temps, en se garant dans les coins et en étant plus malin que les gros 4X4. Choisir d'acheter ou d'utiliser telle marque de chemise, de téléphone ou de crème, c'est se vivre selon une certaine identité. Performer ce n'est pas seulement consommer des produits mais s'impliquer, s'identifier, s'inscrire dans une stratégie de distinction culturelle (cf Bourdieu). La consommation n’est pas ponctuelle et momentanée, c’est une construction de soi dans la durée. On se construit socialement à travers ce qu’on consomme. Cette construction passe par des marques, qui sont des cristallisations culturelles autour d’idées : on consomme les produits en performant les marques, parce que la performance des marques donne des éléments du jeu de construction de soi dans le monde social.
On peut ainsi conceptualiser le rapport d’identification à la marque et d’intériorisation des modèles proposés par la marque, avec le concept de performativité. Cela permet de sortir des modèles de marques qui reposent sur une comparaison ou un regard extérieur : « être fidèle de la marque c’est comme », être fidèle d’une religion, etc. Dire performer la marque, c’est saisir un rapport plus général entre l’individu et les modèles identitaires. On ne performe pas que les marques, on performe toutes sortes d’identités dont les marques. Nous sommes bien dans un modèle intégré de conception de la marque.
La réalité culturelle de la marque est incontournable
La culture est inhérente à la consommation. Elle imprègne complètement les comportements de consommation et la pratique des objets matériels. Elle est implicite même dans les marques qui semblent culturellement neutres. Aucune réalité symbolique ne peut exister en dehors d’une culture. Or les marques sont des agents symboliques, qui donc n’existent pas en-dehors d’une culture, que l’on choisisse de l’expliciter ou non.
Sans recours à la culture, impossible de comprendre les prescriptions sociales, psychologiques de la marque. Comme le consommateur n’est pas un individu abstrait, isolé de la culture dans laquelle il vit, il s’identifie à des modèles culturels, sortes de schémas d’intégration sociale et culturelle, comme les marques entre autres en proposent. Le personal computer de Apple est incompréhensible en-dehors de la culture californienne des années 70/80. C’est un produit de cette culture. Ces modèles culturels peuvent être explicites ou implicites, conscients ou inconscients, intégrés par le consommateurs ou rejetés, intériorisés ou regardés de l'extérieur.
On n'échappe pas à la culture et au sens. Pour un être humain, rien n’est purement matériel, tout est aussi sémiotique, culturel, social, à des degrés différents. Même une crème apposée par un individu dans l'intimité de sa salle de bain, est sociale car elle implique des représentations, des significations : ce n’est pas de la matière brute.
Il n'y a pas d'économie en dehors de la culture
La raison profonde de la montée en puissance de la marque comme modèle culturel, c'est qu’on arrive à une maturité dans le rapport aux marques qui peut se manifester de plusieurs manières.
Même les mouvements anti-marque témoignent de cette maturité. La marque n’apparaît plus comme quelque chose de nouveau ou de bizarre car elle fait partie intégrante de la vie et de la culture des gens, qui baignent dans les marques et la publicité depuis leur plus tendre enfance. C’est une réalité symbolique intégrée dans la culture, il n’y a aucune raison de faire comme si c’était une entité purement commerciale hétérogène.
D’autre part, il y a des mouvements pour certains types de marque comme le luxe. Dans le luxe, on passe d’un univers de communication commerciale à celui de la légitimité culturelle. Les marques du luxe ne peuvent plus adopter des conventions de communication qui sont conformes à des modèles de « commercials ». Elles sont obligées d’entrer de plain pied dans le domaine de la culture, et en particulier de la high culture, pour être en conformité avec la notion même de luxe.
Dès le départ sur le brand content, on avait dit : c’est toujours lié à la dé-réification. Nike fait des chaussures, mais Nike ce n’est pas des chaussures. On part de l’objet, de la marchandise, mais la marque, ses valeurs, ce sont des concepts, pas des marchandises. Vuitton fait des sacs et des malles mais son concept, ce n’est pas le sac ou la malle, c’est le voyage. Un certain type de voyage, d’existence nomade internationale. De même, Red Bull ce n’est pas seulement un produit pour se doper, c’est le concept de super-performance. On voit bien qu’il y a un concept qui est au-dessus du produit, une idée, et qui peut correspondre à l’engendrement d’autres produits par la suite.
Si je porte des chaussures, qui sont de telles ou telles marques, je ne fais que porter des chaussures. Porter des chaussures, ce n’est pas suffisant pour une identification. Ca va au-delà. J’ai besoin d’une idée pour m’identifier, de quelque chose de plus haut, de plus vaste. Nike construit un monde autour de l’idée « Just do it », qui représente une certaine vision de l’audace, du dépassement de soi. Entrer dans ce monde, adhérer à une idée, aller dans des lieux de la marque, adopter une série de pratiques autour de la marque, c’est ça performer la marque. A partir du moment où tu es adepte de l’idée, tu performes la marque en achetant ses marchandises et en t'identifiant à l’idée.
Cela va au-delà de théories que l’on avait avant comme la valeur d’usage, la valeur-signe du produit. On disait : J’ai des chaussures Nike, je cours avec, c’est la valeur d’usage. Mais quand je les exhibe, je les montre, je délivre un message à ceux qui me voient : c’est la valeur signe. C’est au-delà du fait que la marchandise a une face usage et une face signe. La marque est un monde autour d’une idée. C’est un fait culturel. Je me sens Nike au même titre que je me sens garçon.
Daniel Bô
Voici une approche intéressante que vous auriez dû aborder lors du Campus TF1, au lieu de "comment entrer en conversation avec les consommateurs" , sujet maintes fois ressassé...
D'autant que cette analyse de la construction sociale au travers des marques pouvait être déclinée en se plaçant :
- du point de vue du consommateur (comment choisit-il une marque au détriment d'une autre ? existe-t-il des tendances de choix de marques ? pourquoi préfèrera-t-on un apple à un blackberry et inversement ? existe-t-il des objets ou des marques agissant comme des mythes ? existe-t-il un syndrome de l'usurpation d'identité caractérisable ? avoir une Rolex de contre-façon fait-il de son acheteur un publicitaire célèbre ? etc.)
- mais aussi du point de vue des marques (comment Chanel peut choisir de re-devenir une marque jeune et sexy si elle constate que sa clientèle vieillit et décline ? comment Nokia a-t-elle su ou ne pas su se positionner à l'apparition des smartphones ? une marque de luxe peut-elle élargir sa gamme lancer des produits moins haut de gamme sans perdre son prestige et sa clientèle habituelle ? si oui, sous quelles précautions ?
Rédigé par : A Nicol | 10 mai 2011 à 17:09
On pourrait également pousser cette analyse via d'autres grilles de lecture :
- différences culturelles selon les pays (une marque internationale conçoit-elle des variantes différentes d'un même produit selon les spécificités culturelles de chaque pays ? mange-t-on les mêmes hamburgers partout (propos travolta dans Pulp Fiction sur les noms des hamburgers) ? conduit-on les mêmes voitures partout ? etc.)
existe-t-il des indicateurs ou des "bonnes méthodes" pour développer son marketing dans un pays où l'on souhaite exporter ?
- comment fixer le prix d'un produit ? quelles sont les stratégies qui opèrent sur ce paramètre pour positionner leur produit (stratégie discounters bien sûr, mais est-ce la seule stratégie à se forger une image et à implanter un "monde" dans la tête du client ? des études de cas (club-med, les produits cartier, la gamme étendue Swatch, etc.) seraient aussi intéressantes...
- qu'en est-il des marques de médicaments et des produits génériques ? est-ce que ce sont des marques au même sens que les autres ? existe-t-il ainsi des produits dont les marques naviguent dans des zones archi-spécifiques où la façon de communiquer avec le consommateur est également unique et singulière ?
Rédigé par : A Nicol | 10 mai 2011 à 17:28
Toutes les grandes marques ont a présent compris que pour s'imposer et continuer a développer leur base de clients ils doivent être sociaux et engager la conversation avec le public.
C'est la meilleure façon pour eu de communiquer et surtout d’être a l’écoute de ce que la clientèle recherche.
Être présent sur les plate formes sociales est une excellente façon de poster discrètement des annonces gratuites pour leur publicité.
Rédigé par : Annonces Gratuites | 16 mai 2011 à 13:39