Voici le résultat d'un échange avec le sémiologue Raphaël Lellouche sur l'importance pour les marques de devenir des agents voire des leaders culturels. On peut dégager principalement trois arguments.
1 La valeur signe des marques visibles
La consommation de ses produits et l’attachement à la marque en tant que telle ne sont pas séparables chez le public, consommateurs ou fidèles d’une estime, de la reconnaissance d’un prestige qui rejaillit aussi bien sur eux en tant que consommateurs (ils sont les supports de la marque). La marque n’est pas séparable de la valeur culturelle qu’elle représente pour son consommateur : elle a intérêt à soigner au minimum la valeur, le prestige, l’intérêt, le glamour, sa valeur en tant que symbole culturel pour ses consommateurs. C’est surtout valable pour les marques qui ont une visibilité quand on les consomme. Les vêtements, la voiture qu'on conduit, la bière qu’on boit signifient socialement quelque chose. C’est une valeur-signe, une valeur-symbole. Pour les marques qui disent quelque chose de soi socialement quand on les consomme ostensiblement ou publiquement, il y a un intérêt fondamental pour le consommateur d’être porteur d’une signification culturellement valable (et non pas honteuse, nulle, dévalorisante).
2 La responsabilité des marques comme énonciateurs culturels
Les marques sont des énonciateurs dans le champ culturel public en général. Dans ce qui apparaît dans les médias, c’est tout un ensemble hétéroclite d’énonciateurs (parmi lesquels des artistes, instances de pouvoirs, individus, institutions, et puis les marques qui sont des énonciateurs présents dans l’univers de la culture). A ce titre, indépendamment même de leur valeur-signe pour le consommateur, elles ont une pertinence et une responsabilité culturelle. Si on appelle « culture » dans ces axes de pertinence : le style, les contenus véhiculés, la qualité évènementielle de l’apparition, le fait d’être une intervention remarquable, qui suscite un intérêt et une curiosité, et un plaisir culturel, esthétique, symbolique. Il est important d’être un énonciateur visible, consistant, et d’avoir une masse critique suffisante pour exister en tant qu’énonciateur.
3 La valeur performative pour le consommateur qui joue et imite la marque
Si les marques sont capables de créer des univers différents et cohérents, dont elles deviennent le nom, alors elles s’attachent un nombre de fidèles, qui sont adeptes du style et de l’univers : des fans d’objets, de styles de comportements. Les gens deviennent les fidèles d’une marque parce qu’ils s'attachent à un ensemble cohérent de valeurs et d’éléments de style. Comment s’élabore l’identité de marque ? A travers le rapport à la culture que propose la marque à ses adeptes.
On peut le comprendre sur le modèle de la performance de genre proposé par Judith Butler, qui dans Trouble dans le genre, élabore la notion de « performativité du genre » que l’on peut appliquer à la marque et au processus de fidélisation comme comportement culturel (son interrogation sur l'identité et le genre peut être transposée à l'identité des marques : voir le détail du raisonnement en bas de cet article) :
- elle montre qu'on recrée le genre en le mimant mais qu'on n’atteint jamais l’identité idéale du genre : on ne cesse d’imiter, de performer la représentation qu’on a de ce genre.
- de même, on peut jouer voire surjouer la marque en la mimant : on ne cesse de l’imiter, de performer la représentation qu’on a de la marque.
Il n’y a pas d’essence réelle de la marque, mais il y a une performativité des symboles autour de cette marque, à travers ses adeptes qui la jouent quitte à outrer les traits qui la caractérisent, à hyper-performer les attributs qui lui appartiennent. Cela fonctionne lorsque la marque est un pôle culturel fort. La marque polarise, comme la maison de Guermantes chez Proust (cf allusion d'Odilon Cabat dans le pied de cet article) : toute un partie du milieu fréquenté par Proust se mimait ; c’est ce qui faisait la cohérence du milieu. La marque crée un lien culturel avec ses clients.
C’est une adhésion au sens de performation des valeurs de ce pôle culturel fort, d’investissement affectif et existentiel : le client se repère par rapport à elle, est attentif à ce qu’elle fait, se comporte sur le modèle des personnalités qui adhèrent à cette marque, achète ses produits.
Les gens imitent, intériorisent des mots utilisés, un lexique, des pratiques, etc. Tout comme les militants politiques reprennent les mots des dirigeants, les gestes, les façons de parler. Ce sont des phénomènes d’imitation.
Dans Dunhill Bourbon house, Barber shop, on joue la culture de la masculinité et on recrée les conditions de ce que font les hommes. Le lieu invite à performer le genre en performant la marque et vice versa.
Nike Plus nous invite à courrir en suivant des parcours et une approche du running élaborés par Nike et sa communauté. Les guides de voyage de Vuitton fonctionnent comme des viatiques qui nous permettent de vivre la marque : on visite Barcelone façon Vuitton. Les guides de voyages constituent également une territorialisation symbolique de la marque, sujet sur lequel nous reviendrons.
Synthèse : Il est important pour la marque d’être un pôle culturel fort pour 3 raisons :
- Le consommateur se revêt de la valeur signe de la marque
- Il est important pour la marque d’être un énonciateur visible, consistant et d’avoir une masse critique suffisante pour exister en tant qu’énonciateur
- La marque s'attache ses clients non pas simplement par le lien contractuel d’achat de la marchandise mais par l’ensemble des liens de performance de cette marque : les comportements culturels seraient de ce type là si on suit la théorie de Butler.
Voici le témoignage d'une consommatrice Rykiel qui explique son lien à la marque :
Tout commence avec sa vitrine, parsemée de livres dont j’aime les auteurs, donnant de l’esprit à ses vêtements. Le pull noir en V Sonia Rykiel, avec ses coutures apparentes et ses fines perles de strass vous rend désirable plus que toutes les mini-jupes et les robes de soirée. Parce qu’il a une âme, du style. C’est à la fois un objet très simple et en même temps une signature. Celle d’une femme profondément libre, une fille bourgeoise, une épouse de caractère, une mère aimante, une amante poétique, l’amie de Régine Desforges, aussi, qui risqua la prison pour avoir fondé une maison d’édition qui publiait des livres érotiques en un temps où les femmes devaient rester à leur place. Sonia Rykiel, si différente avec sa chevelure rousse flamboyante, allait devenir le visage de son époque, cela n’a pas échappé à Andy Warhol, qui lui tira, à elle aussi, le portrait. Alors aujourd’hui encore, quand j’enfile une jupe noire à taille haute de Sonia Rykiel, c’est à la fois quelque chose de très léger mais aussi un manifeste. La simplicité d’un style reconnaissable entre mille, qui fait ressortir votre singularité. Elle représente la femme intellectuelle rive gauche, qui aime la vie. Elle demande à ses mannequins de sourire pendant les défilés. Elle a mis dans ses vêtement sa façon de penser et une manière d'être dans la société : elle a imprimé un style de femme et on sent qu'elle l'a vécu. C'est une des rares à être indépendante et c'est une marque pure.
Cet exemple illustra la dimension culturelle de l'attachement à une marque particulièrement évidente lorsqu'il s'agit d'une marque de mode incarnée par sa créatrice toujours vivante.
Complément sur performance de genre et identité de marque (d'après Trouble dans le genre)
La performance de genre permet de comprendre comment s’élabore l’identité de marque. Les adeptes entretiennent un rapport de performativité avec la marque, c’est-à-dire qu’ils la jouent en en consommant les produits, en en suivant les pratiques, en étant présents à ses évènements. Ils se revêtent des attributs de la marque, la marque façonne leurs comportements. La marque est ainsi éprouvée, portée, transportée, transfigurée. Par l’importance qu’elle prend dans la vie des individus, elle se charge de toute une série de représentations dans l’imagination collective.
Elle est ainsi en permanence rejouée, enrichie par les individus eux-mêmes, par ce qu’ils y projettent, par leur manière de la porter, d’en parler, de la pratiquer. Chaque individu s’approprie donc la marque et en faisant cela il enrichit ce qui pourrait être « l’identité » de la marque. Mais cette identité reste idéale car la marque n’existe qu’au travers de ses adeptes, et elle est vécue différemment par tous ces adeptes. En ce sens, il n’y a pas d’ « essence » de la marque, mais une performativité de la marque, une capacité à être vécue, jouée, transfigurée.
L’identité de la marque est ce que ses adeptes en font en la jouant. Elle ne cesse d’évoluer. Comme l’idée du genre féminin ne cesse d’évoluer au fur et à mesure que les femmes la performent, tentent de l’incarner au mieux, en en prenant les attributs, les pratiques, etc. L’identité de genre ou de marque est un moteur de pratiques sociales pour les individus qui veulent s’y conformer, elle évolue sous le coup de cette performation, de cette identification. L’identité de la marque comme celle du genre ne sont QUE cette performativité.
Par conséquent il faut cultiver cette performativité en dotant la marque de symboles et de pratiques associées qui soient fertiles, que les adeptes vont avoir envie de porter, de s’approprier de plein de manières différentes. Et en faire un agent culturel fort pour qu’il y ait un intérêt pour les adeptes à la performer.
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