Voici une autre partie de la séance de 2007 avec Raphaël Lellouche rédigée par Matthieu Guével. Nous y avons abordé la question du don que constitue le contenu de marque avec en référence Marcel Mauss et Paul Veyne.
SYNTHESE
Le Brand content, en tant que contenu éditorial ayant un intérêt intrinsèque, sans obligation d’achat, se présente finalement comme un don fait par la marque à l’ensemble de ses auditeurs potentiels.
Quels modèles explicatifs du don ?
Le mécanisme du don est complexe, et mériterait à lui seul un développement détaillé.
o Marcel Mauss dans son Essai sur le don a montré comment le don suscite des contre-dons, et institue la dynamique de l’échange dans la relation « gratuite ». Ces analyses peuvent expliquer le type de réactions attendues de la part du public, dont on attend implicitement qu’il « achète » des produits en rétribution symbolique du contenu offert par la marque.
o Paul Veyne dans Pain et Cirque a bien expliqué le mécanisme de l’évergétisme, et la façon dont les notables romains donnaient au peuple des gratifications apparemment détachées de tout contenu lié au pouvoir, en échange de quoi le peuple leur prolongeait sa confiance. Ces analyses peuvent éclairer les statuts induits pour la marque, réaffirmé dans sa légitimité, son aura, sa réputation, par le biais du Brand Content.
Publicité |
Contenu de marque |
Acte d’achat préalable à la relation |
Don de la marque comme préalable à la relation |
Rapport au produit central |
Rapport au produit moins central |
En rétribution éventuelle de l’achat par le client, la marque donne des bons de réductions et gratification diverses |
Acte d’achat vécu comme un contre-don, échange symbolique éventuel en remerciement du don de la marque |
La marque assène ses qualités et veut convaincre les consommateurs de les lui reconnaître |
Le public est invité à déduire les qualités de la marque et à lui accorder sa confiance grâce au don « généreux ». |
Quand la culture et le caritatif influencent le marketing classique
Les deux domaines de la culture et du caritatif sont longtemps restées « à l’écart » des méthodes marketing traditionnelles. L’application rigoureuse de ces méthodes dans des secteurs qui étaient censés « originaux » ou « spécifiques » a été progressive et s’est faite d’abord aux Etat-unis, avec les « charity events », et n’est pas si ancienne, en France notamment, dans le domaine de la culture et des musées par exemple.
Progressivement, il semble par un effet de retour de balancier que ce soient les règles et catégories mises en place pour appréhender le marketing du don et/ou le marketing culturel qui servent de grille de lecture efficace pour appréhender le nouveau discours des marques, incluant les dimensions de respect, de générosité, ou d’expérience.
La relation aux marques, hier focalisée sur l’achat, répond aujourd’hui aux critères et aux modes de fonctionnement du don : le contenu de marque est une façon de montrer la générosité de la marque, de procurer des contenus intéressants avant d’être intéressés.
1) Don et Contre-don
Dépasser le discours commercial vers l’offre désintéressée
Le contenu de marque se présente comme la possibilité pour les marques de s’affranchir d’un discours orienté sur la vente, la promotion et l’achat, pour offrir à ses auditeurs une interaction affranchie de toute considération mercantile, et dépasser le rapport commercial. Le produit devient « un élément parmi d’autres », mais pas forcément le plus visible ou le plus important de la relation construite
La plupart des contenus ou des objets « extra-commerciaux » proposés aux consommateurs se présentent ainsi comme des dons de la marque à ses clients actuels ou potentiels.
Le mécanisme du don a été particulièrement étudié par Marcel Mauss, qui a mis en évidence l’importance du contre-don dans la relation « gratuite ». Le mécanisme du don a vocation à susciter des contre-dons, et institue la dynamique de l’échange.
Dans ce cas précis, il faut également se rappeler des analyses de Paul Veyne sur l’évergétisme dans Pain et Jeu : le prince donne au peuple des gratifications qui ont l’air détachées de tout contenu lié au pouvoir (Jeux du cirque, exonération d’impôts, construction de temples et bains publics), en échange de quoi le peuple prolonge sa confiance dans le souverain.
La relation commerciale hier focalisée sur l’achat s’appuie aujourd’hui sur le don : le contenu de marque est une façon de montrer la générosité de la marque, qui procure des goodies, des objets culturels librement accessibles, de façon désintéressée.
La place de l’achat dans la relation
Communication publicitaire
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Nouvelle communication |
Acte d’achat préalable à la relation |
Don de la marque comme préalable à la relation
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Rapport au produit central |
Rapport au produit moins central
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En rétribution éventuelle de l’achat par le client, la marque donne des bons de réductions et gratification diverses |
Acte d’achat vécu comme un contre-don, échange symbolique éventuel en remerciement du don premier de la marque |
2) Les nouveaux interlocuteurs de la relation de marque
La marque en tant que communicant VS en tant que marchand
En s’affranchissant des limites du genre publicitaire et en dépassant le statut d’énonciateur commercial, le contenu de marque construit la marque comme communicant au sens large, avant de s’instaurer comme marchand. La marque transcende la dimension étroitement marchande et commerciale, et devient éditeur, éditeur de presse ou éditeur de cinéma.
Il faut tirer toutes les conséquences de cette mutation pour la communication : qu’est-ce que cela implique, pour la marque, de ne plus parler seulement « en tant que marchand », et qu’est-ce que cela implique, pour le spectateur, de ne plus être considéré « seulement en tant que client ».
Déjà, en passant la tête au-dessus du niveau de marchand, la marque transcende non seulement la fonction commerciale, mais également la fonction de seul fabricant de voiture. La marque peut créer un lien d’une autre nature, qui n’est pas un lien de marchand à client ou utilisateur, mais un lien
o soit de connivence (culturelle, cinéphilique)
o soit d’information
o soit de plaisir
L’édition de contenu de marque s’apparente au phénomène d’autonomisation de l’art : l’art est autonome par rapport aux fonctions qui lui sont attribuées par le commanditaire (prestige, dévotion) ; ici le contenu est autonome par rapport aux fonctions qu’il peut servir (fidélisation, notoriété). Le plaisir offert est analogue à celui de certaines publicités conçues comme des mini-clips, mais amplifié car beaucoup plus sophistiqué, élaboré, et moins directement adhérent au produit.
Le récepteur en tant qu’individu complet VS en tant que simple acheteur
Le principe de la communication publicitaire consiste à s’adresser aux individus en tant qu’ils sont des clients ou des « cibles potentielles ». En adoptant ce point de vue exclusivement marchand, les marques ne s’intéressent qu’à une très petite partie de la personnalité des gens.
De même que les marques ne peuvent se contenter de parler aux gens de leurs besoins, et doivent s’intéresser à leurs désirs, il ne suffit pas de cibler les gens en cherchant seulement le client dans l’individu. Les communications efficaces sont celles où les individus se sentent avoir été écoutés non seulement en tant qu’acheteurs, mais en tant que citoyens, mères, sportifs, esthètes ou gastronomes.
Le contenu de marque montre la tendance nouvelle à élargir la façon dont les marques s’adressent à ceux qui les écoutent, et à élargir « les points de contacts psychologiques » par lesquels une marque entre en relation avec son public.
o D’une part, les marques ne se présentent plus seulement « en tant que » entité commerciales ayant des produits à vendre ou à écouler.
o D’autre part, les marques ne s’adressent pas seulement à leurs publics « en tant que » clients ou acheteurs, mais aussi en tant qu’individus complets, amateurs de livres, de films, gastronomes, cinéphiles, etc...
Différents points de contacts |
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Points de contacts physiques |
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Points de contacts psychologiques |
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Schéma récapitulatif : le triple élargissement de la communication
Le schéma de la communication publicitaire classique peut être caricaturé comme suit :
La communication ne s’adresse à l’individu qu’en faisant appel à une toute petite partie de lui-même, sans le prendre comme une personne à part entière mais seulement comme un acheteur potentiel d’un service, confronté à tel ou tel problème. Elle offre une vision très partielle du produit et très partielle de l’individu.
L’arrivée et le développement des contenus de marque élargit dans toutes les directions les pôles de la communication
3) Connivence et valorisation
En s’adressant à un destinataire non plus considéré seulement comme client, mais comme un être humain, dans toute sa complexité, la marque entreprend une relation avec un individu complet, et peut explorer la palette de sentiments et des relations des relations humaines affectives en générales.
Le contenu de marque comme don permet de développer de la marque une image positive, qui n’est pas seulement utilitaire mais gentille, sympathique : la marque peut devenir une amie, que l’on aime et que l’on prend plaisir à retrouver.
D’autres éléments que le contenu de marque contribuent à la construction de cette image. La marque Apple s’est développée sur le thème de la sympathie, en diffusant l’idée d’ordinateurs agréables objets de désir, fabriqués et conçus par des gens sympas.
Le contenu de marque rend possible d’établir une relation de connivence, de fidélité, même s’il faut ensuite définir sur quelles valeurs on décide de créer cette connivence (compréhension de la vie de tous les jours, affinité élective culturelle, etc).
Le contenu permet en outre de valoriser l’individu, en décidant là aussi de mettre l’accent sur tel ou tel aspect de sa personnalité :
Contrairement à la relation marchande, analysée par Marcel Mauss comme objective (sur un objet), matérielle et ponctuelle (vendeur et acheteurs ne se côtoient qu’au moment de l’échange), le don suppose, toujours pour Mauss, une relation subjective (entre personnes), symbolique et durable (je te revaudrais ça). On voit tout ce que les marques pourraient tirer d’une application rigoureuse des mécanismes du don. |
Don et relation marchande (Mauss)
Relation marchande
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Don |
Objective
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subjective |
Matérielle
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Symbolique |
Ponctuelle |
Durable
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Commentaires