Lors de la première étude que QualiQuanti a réalisée en 2007 sur le Brand Content, nous avions fait une séance d'analyse sémiologique avec Raphaël Lellouche, dont le compte-rendu a été rédigé par Matthieu Guével. Voici un extrait de ce compte-rendu autour de la question de l'isolement du produit dans la communication. Il y est question de l'encyclopédie de marque, sujet sur lequel nous reviendrons bientôt.
SYNTHESE
Le contenu de marque illustre une vérité profonde sur l’existence, l’expérience et le désir des produits. La communication publicitaire s’est longtemps construite sur une approche du produit starisé, considéré comme un fétiche marchandise doté de telle ou telle qualité (souvent plusieurs) placé dans une vitrine, indépendamment de l’univers qui l’entoure. Dans notre rapport quotidien aux marques et aux produits, ceux-ci ne sont pas isolés comme des îles au milieu du monde : ils coexistent avec d’autres objets, ils s’intègrent dans des réseaux complexes qui leur donnent sens : réseaux encyclopédiques, flux d’expérience, ensembles intégrés, agencements de produits liés entre eux, récits, des trames narratives tissées à partir du produit.
Le produit redevient un moyen en vue d’une fin qui le dépasse et lui donne sens, contrairement à la rhétorique publicitaire classique où le produit, considéré comme fin en soi, était magnifié comme le seul objet du désir. Le produit (une perceuse, une voiture) n’est qu’un élément d’une expérience complète (le bricolage, la vie moderne) qui lui donne sens et dont il n’est qu’une réification momentanée. Avec le brand content, les marques se donnent les moyens de reconstituer pour chaque produit une expérience complète qui lui donne sens.
Le brand content propose une vision centrifuge du produit comme point de départ de plusieurs scénarios possibles à actualiser. Cette vision centripète, aimantée par le produit accompagné d’une sorte d’aura, a été mise en évidence par des auteurs comme Karl Marx ou Walter Benjamin : tous les regards se tournent vers le produit qui est le seul pôle d’attraction.
L’isolement du produit dans la publicité était en partie une conséquence directe du temps et de l’espace limités alloués pour en parler. Il fallait se concentrer sur l’essentiel, sans toujours pouvoir resituer l’univers de référence.
Cette obligation de « faire court », d’attiser le désir par la phrase choc, l’argument massue, apparaît aujourd’hui comme ce qu’elle est, une contrainte conjoncturelle liée à un média et un genre particulier, qui n’a plus de raison d’être sur d’autres médias et dans les gens nouveaux.
1) Le produit et l’encyclopédie
Le culte du fétiche marchandise
Contrairement à ce que la communication publicitaire, focalisée sur le seul produit magnifié et starisé, pourrait laisser penser, les produits n’existent pas dans un isolement splendide, indépendamment de tout un univers de pratique, d’usage.
Le produit présenté dans sa vitrine, starisé comme héros sur son piédestal, en dehors de l’encyclopédie des usages dans laquelle il s’insère, ce produit-là n’existe pas en dehors du discours publicitaire, il est totalement virtuel et improbable.
Dans leur utilisation quotidienne et le rapport quotidien aux marques, les produits et les marques n’existent pas indépendamment d’un réseau complexe qui leur donne sens, et au sein duquel elles peuvent se détacher ponctuellement ou non.
Le culte de la marchandise consiste à présenter le produit entouré d’une aura (Walter Benjamin), dans une vitrine, comme une île au milieu du monde. Cette approche a longtemps été la seule envisagée, voire la seule possible, en raison d’impératifs d’idéalisation du produit à vendre, mais aussi pour des raisons de coût, car il est difficile de tout dire dans le temps et/ou l’espace limité alloué à l’expression publicitaire.
Dès qu’elles en ont les moyens, et notamment avec le net, les marques peuvent développer toutes ces pistes et toutes ces virtualités de déploiement autour du produit. Les marques ont à reconstituer un univers autour du produit, pour éviter que le produit ne soit que le « fétiche marchandise » décrit par Marx.
C’est contre cette vision du produit que les replongent leurs produits dans des univers, de telle façon qu’ils fassent sens par rapport à la culture, au sens très large, culture historique, culture d’usage, etc…
La conquête des encyclopédies de marque
La conquête d’univers encyclopédiques, ou des « mondes de marques » constitue la deuxième conquête de la nouvelle communication des marques, après celle de la fonction éditoriale.
Il y bien des univers qui sont des ensembles associés : cette logique ouvre aux marques des possibilités nouvelles de restituer la cohérence de ces ensembles, de communiquer sur ces ensembles et non plus seulement :
o sur des produits isolés
o sur des univers de production : les marques peuvent se diversifier et créer des produits différents qui marchent de concert, mais elles peuvent également communiquer sur des univers entiers, y compris en incorporant des produits ou des objets qu’elles ne produisent pas, mais qui sont inclus dans l’utilisation de ceux qu’elle vend.
Les films Bmw sont à l’évidence une façon de faire sortir les voiture de l’isolement de la vitrine, et d’abandonner le regard fétichiste sur la voiture et de « l’intégrer » dans un contexte global, un récit de fiction, avec des personnages, une histoire, un début et une fin où la voiture remplit une fonction déterminée.
De même le film DVD proposé par Barbie permet de tisser un lien entre un film et la poupée, illustre la possibilité d’un chaînage au sein d’une marque, et au-delà du chaînage des produits, le chaînage et la liaison des marques entre elles.
2) Le produit et l’expérience
Le produit, réification momentanée de l’expérience
De même que les produits n’existent pas en dehors d’encyclopédies, les objets ne sont que des cristallisations ou des pôles de réification dans un flux d’expérience. Un produit, ce n’est qu’une pièce du puzzle d’une expérience complète, et les produits sont insérés mais ce ne sont que des moments d’une expérience ou d’une histoire étalée sur le long terme.
Ce sont des réifications momentanées d’une expérience globale : ils n’ont pas de valeur en soi indépendamment de l’expérience qu’ils accompagnent : dans la maternité, c’est l’expérience de l’enfant, qui est au centre de l’intérêt, pas la couche culotte, ni le biberon, ni la turbulette.
En s’efforçant de communiquer sur le produit comme un symbole de l’expérience complète, le produit a fini par se substituer à l’expérience elle-même (comme dans l’exemple pepsiworld, où la marque finit par se confondre avec la culture).
En communiquant sur l’objet isolé, la communication prélève une portion d’une flux multiforme (souvent faute de pouvoir faire autrement) : mais ce n’est qu’une solution « faute de mieux ». Il est judicieux de revenir à cette idée de flux d’expérience multiforme pour réinscrire la marque et le produit dans la totalité du flux de l’expérience dès que cela est possible.
On pourrait dire du produit qu’il ressemble aux instruments scientifiques dont Gaston Bachelard disait qu’ils sont de la « théorie cristallisée ». De même qu’un microscope ne « sert à rien » sans la théorie qui l’accompagne, et n’existe pas en dehors de la théorie qui l’a rendu possible ; de même un produit détaché de tout contexte et de toute expérience n’a pas de valeur.
Par exemple, dans l’expérience de l’enfance, il y a le moment « couche », puis le moment « couleur des murs de la chambre », puis le moment « manège », etc. L’enjeu consiste par conséquent à fidéliser la maman en lui fournissant l’ensemble des maillons des besoins correspondant à cette expérience : la marque a donc logiquement vocation à être présente tout au long de cette expérience, au moment de l’accouchement, en offrant des cadeaux à la mère, pour la familiariser avec la marque au moment même de l’accouchement, pour enchaîner les différents moments d’une expérience globale, et pas rester au niveau étroit d’un besoin momentané.
L’exemple Pampers
Pampers est une marque pour le bébé, qui a naturellement intérêt à s’étendre sur l’univers du bébé, ils ont intérêt à entrer dans les préoccupations des mamans, des papas, et leur offrir une culture autour du bébé, compris comme quelque chose qui donne sens et forme à une expérience humaine.
L’essentiel consiste à déterminer ce qui est justement le cœur de cette expérience, dont le produit peut faire partie, ce en quoi cette expérience a de l’intérêt. Il s’agit de définir le « noyau de l’expérience », ce autour de quoi tout gravite, comme on parle de « noyau de marque ».
Dans le cas de l’enfance et de la naissance, le cœur de l’expérience est très certainement l’interaction complexe qui peut jaillir avec un nouvel être. Si Pampers a vocation à accompagner cette expérience, et à se rapprocher de son noyau, alors la réalisation d’un dvd sur le monde vu par l’enfant est tout à fait pertinent. Il aide à se rendre compte de la façon dont l’enfant voit le monde, à se mettre pleinement à sa place.
3) Le produit et le désir
En resituant le produit dans un ensemble associé, le contenu de marque est également beaucoup plus conforme à certaines descriptions du fonctionnement du désir.
MC Sicard a montré dans un ouvrage sur « Les ressorts cachés du désir » comment d’après elle les marques « maltraitaient la question du désir »,
o soit en confondant le désir et le besoin ; et il est clair que si l’on conçoit le produit et la marque comme la satisfaction d’un besoin, on accroche le consommateur sous un angle très étroit, sans se donner les moyens de créer de différence de marque. Si je cherche seulement à boire, l’eau du robinet suffit amplement, inutile de choisir Evian, Volvic ou Badoît.
o soit en ignorant les mécanismes spécifiques du désir ; si l’idée consiste à susciter le désir, encore faut-il communiquer d’une façon adéquate avec le mécanisme du désir et la façon dont le désir « fonctionne ». Sur ce point, MC Sicard a bien montré comment les marques négligent la mécanique mimétique du désir, décrite par l’anthropologue René Girard.
L’analyse de Deleuze et Guatari dans l’anti-Œdipe permet de prolonger cette critique, en montrant la manière dont le discours publicitaire centré sur l’objet fétiche « isolé » pervertit la logique du désir, qui repose sur des flux et des ensembles.
o Gilles Deleuze dénonce dans la psychanalyse le côté systématique avec lequel tous les problèmes du désir et de l’inconscient se trouvent ramené dans le giron étriqué du complexe d’Œdipe : à en croire les psychanalystes, tous les problèmes du moi tirent leur origine dans les relations familiales et le couple « papa-maman »..
o En focalisant l’attention sur l’objet fétiche unique, le discours publicitaire classique commet l’erreur du Psychanalyste qui réduit le désir à l’horizon « papa-maman ». La dynamique du désir est beaucoup plus vaste. Elle dépasse de très loin de cadre familial, et ne s’arrête pas sur un objet isolé. Nous ne désirons pas des objets isolés, nous désirons des ensembles. Désirer une voiture, c’est désirer le chien, la poussette, le gilet, le costume, la montre qui va avec. Les marques, si elles veulent « coller » au fonctionnement du désir, doivent reproduire ces flux et offrir des entrées dans des ensembles, des navigations dans des flux.
4) Les types de chaînage et la diversité des ensembles
Chaînages et découpages dans tous les sens
Si le produit gagne à être resitué dans un ensemble, on n’a pas encore dit de quel ensemble il s’agit. Encyclopédie, expérience, désir, les flux sont multiples, très riches, et peuvent être découpé de plusieurs manières.
Un objet rayonne dans toute une série de directions, il est pris dans un maillage, un flux d’expérience complexe dont il faut pouvoir rendre compte.
Tout l’enjeu consiste à tracer les liens pertinents, à trouver les bons chaînages et liens encyclopédiques, à dessiner des réseaux autour du produit qui peuvent le replacer dans un ensemble symbolique efficace et puissant.
Notre rapport au produit et aux marques répond déjà à une double organisation, une double structuration :
o Un découpage vertical de compétences : la gastronomie, l’énergie, le sport, etc. des entreprises sont spécialisées dans des domaines, et peuvent intégrer « verticalement » un ensemble de compétences liées à l’exercice de ce domaine.
o Un chaînage horizontal : je lis le journal en fumant ma pipe. Certains produits sont associés à d’autres dans leur consommation, sans pour autant appartenir à un même champ de compétence. La gare réunit des trains, des horloges, des valises, des marchands de boisson, des objets très hétérogènes mais qui forment un univers cohérent. Entre les boissons et les trains, qui n’ont rien à voir ente eux, il y a pourtant une unité, ils sont associés encyclopédiquement, parce qu’ils appartiennent à un même univers de sens.
Si l’on regarde seulement les encyclopédies, elles peuvent être de plusieurs types, et il y a de très ombreuses façons de découper l’univers pour construire des ensembles dotés de sens, et des ensembles pertinents.
o Encyclopédies culturelles
o Encyclopédies pratiques d’usages
o Encyclopédies documentaires
Les lignes et les réseaux actuels et potentiels à tisser autour des produits sont très nombreux. Un produit peut être resitué dans un ensemble culturel, documentaire, pratique, etc.
L’unité de l’expérience
Il est donc important de déterminer l’ensemble pertinent comme contexte du produit, et l’unité de sens qui assure la cohérence de cet ensemble, ce qui fait que l’ensemble en question est autre chose qu’une juxtaposition d’éléments hétérogènes.
Dans le magazine Danoé, il est question de santé. Les produits entre eux n’ont pas de lien commun, donc on crée un magazine qui va englober ce territoire avec cette perspective là, l’ensemble de produits des diverses marques du groupe, sous le titre de l’alimentation saine de la famille.
Dans cet angle-là, on va pouvoir englober les pots Blédina que le coupe faim Grany que le petit goûter prince, etc. Mais cet ensemble de marque n’est pas forcément un ensemble pertinent pour le consommateur.
L’ensemble construit suppose qu’il existe une unité de l’expérience aisément intuitionnable, qui justifie la réunion de ces produits sous une même famille. Est-ce aussi fort que l’expérience du bébé ou l’expérience de la mère qui veut rester svelte ?
Peut-être n’y a-t-il aucune expérience assez vaste pour englober l’ensemble des produits Danone sous une unité cohérente autre que l’alimentation en général.
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