Par Daniel Bô et Matthieu Guével
Dans le cadre d’une conférence passionnante sur "le métier d’Informer" organisée par le Groupement HEC Media & Entertainment, Eric Scherer, responsable de la stratégie de l’AFP, a évoqué la multiplication des producteurs d’information, qui viennent concurrencer les journalistes.
Le premier concurrent est le grand public qui filme, photographie, publie et partage. Cette production est évidemment accrue, stimulée par la révolution digitale et l’apparition de nouveaux matériels : la dernière version du Iphone propose ainsi la possibilité de broadcaster en direct sur un site Web. Eric Scherer a montré en guise d’exemple des images prises lors de la conférence du président américain à Berlin. Le nombre d’appareils photos et de caméras braqués sur Barak Obama y est saisissant.
Les Etats aussi se mettent à produire des contenus au service de leurs intérêts. Le soir des élections américaines, Obama a mis à disposition 25 000 photos sur le site Flickr. Avant de prendre la parole pour son discours, il a envoyé un mail personnalisé à tous ses contacts. L’agence de presse Chine Nouvelle (Xinhua) produit des informations qui sont diffusées gratuitement dans le monde entier en plusieurs langues dont l’anglais et le français. L’Etat chinois finance même un service d’information qui lui permet de promouvoir le rayonnement du pays, et vient concurrencer les agences de presse privées. En France, le budget de l’AFP est financé à hauteur de 40% par le contribuable car le rayonnement de la France par son information fait partie de sa mission originelle.
Troisième intervenant, les services publics ont développé à leur tour leurs services de production de contenu. Le ministère de la Défense couvre beaucoup de conflits pour des raisons de sécurité et fournit des images aux médias. Les cellules vidéo des sapeurs pompiers fournissent aux télévisions des images sur bon nombre d’événements et peuvent dissuader d’envoyer des équipes de journalistes sur place pour filmer. La SNCF a également un dispositif vidéo lui permettant de capter tout événement ou accident qui pourrait avoir lieu dans son espace. Ce dispositif est un moyen d’installer une présence vidéo dans des endroits protégés ou dangereux. C’est aussi une façon d’assurer une couverture « maison » des événements qui pourraient se produire dans ses espaces de compétence. Globalement, les entreprises financent, produisent et diffusent de plus en plus de contenus gratuitement pour une diffusion interne ou externe.
Les ONG produisent, elles aussi, de plus en plus de contenus pour sensibiliser le grand public à des causes et par là même recueillir des fonds. Les équipes qui interviennent en mission humanitaire filment ce qu’elles voient afin de rendre compte de leur travail et de la situation sur le terrain. Les ONG financent aussi des reportages qui leur permettent d’alimenter une campagne, quand ils ne constituent pas des « opérations éditoriales à but non lucratif ». Les associations comme l’AFM produisent des contenus pour alerter le grand public sur les maladies neuro-musculaires, mettre en valeur la recherche ou accompagner les familles dans leur quotidien.Les personnalités elles-mêmes (sportifs, hommes politiques, artistes) ont leur blog, leur fil twitter et prennent la parole directement sur le Web.
Cette généralisation de la création de contenus, dans un contexte de désintermédiation, a deux effets : elle concurrence le journaliste dans son travail, et, plus pernicieux, elle fragilise, ternit l’image que l’on se fait de la mission du journaliste, voire de sa légitimité.
Trois menaces pèsent donc sur le secteur de l’information :
1) Les journalistes sont d’abord concurrencés sur leur activité de collecte et de diffusion de l’information. Leur activité d’enquête est également menacée. Il leur reste peut-être une fonction d’analyse, de tri, de vérification et de certification dans la jungle des contenus, mais il n’est rien d’évident à ce niveau. La valeur du contenu journalistique ne va plus de soi, et doit être réaffirmée concrètement au jour le jour. A quoi tient la valeur du contenu journalistique (son utilité pratique ou son intérêt intellectuel) dans la masse des contenus disponibles ? Cette question n’a pas encore reçu de réponse claire.
2) Le changement concerne les acteurs du contenu mais aussi le statut des contenus eux-mêmes. Les contenus nouveaux décrits ci-dessus sont réalisés dans le cadre d’une activité, pour sensibiliser à une cause. Le contenu n’est plus à lui-même sa propre fin, il est mis au service d’intérêts particuliers (sensibilisation, lobbying, voire propagande). Or la figure du journaliste – ancrée dans la représentation idéale, presque mythique du « grand reporter indépendant » – s’est construite sur l’idée que l’information vraie et indépendante est une valeur en soi. Comment peuvent cohabiter ces deux formes de contenus – sachant que les contenus journalistiques bafouent parfois les valeurs morales qui fondent la déontologie de ce métier. Comment les lecteurs peuvent-ils s’y retrouver ?
3) Enfin, la dissémination des contenus peut entraîner une sorte de « communautarisme des contenus », où chaque communauté ou groupe d’intérêt consulte des contenus sans aller voir celui du voisin. Le mythe du journalisme tel qu’il s’est développé en France au XIXème siècle est étroitement lié à la naissance de l’opinion publique et d’une culture commune. Lire le journal, lire la télévision, était un moyen de confronter ses idées à celles des autres.
Lorsque les producteurs de contenus sont en nombre limités, ils jouent un rôle fédérateur et de partage des informations et des connaissances dans un espace commun grâce aux médias de masse. La dissémination des contenus en fonction des centres d’intérêt et des activités de chacun risque d’accélérer le repli communautaire, nationaliste, corporatiste. Ce serait à terme la disparition d’une culture commune, qui ne se reconstruirait qu’autour d’une minorité de produits mainstream (blockbusters, infotainment sur la mort d’un artiste ou les coucheries d’un politique), domaine dans lequel la France et l’Europe ne sont pas les mieux placées (voir le dernier livre de Frédéric Martel).
Eric Scherer a mis en évidence la nécessaire remise en question des métiers de l’information dans un contexte où, de surcroît, le financement publicitaire baisse, et où le temps disponible du public est de plus en plus saturé. Les grands médias ont perdu le contrôle de l’agenda de l’information. Ils ne font plus référence dans une société de plus en plus participative où « le journalisme de surplomb » est en difficulté. Bientôt, comme on le perçoit, c’est la façon même dont les contenus sont consultés, fabriqués et jusqu’à la valeur qu’on leur prête, qui pourrait être modifiée. Cela pose bien évidemment de vrais problèmes d’éthique démocratique : comment éduquer les esprits pour qu’ils soient à même de pouvoir s’interroger sur la fiabilité de l’information, hiérarchiser les différents types de contenus et de sources, et faire preuve d’esprit critique ?
Bonsoir Daniel,
La force du contenu des associations et ONG réside dans le fait qu'il soit produit en collaboration avec des professionnels du contenus (journalistes, réalisateurs, éditeurs...), soit des personnalités non concernées directement par les thèmes traités par les associations et ONGs.
C'est une vision quelque peu théorique que de croire qu'en ce qui concerne les associations dont le poids politique est relatif à part quelques unes (et encore...) , AFM, Sidaction, Médecins du Monde, Action contre la faim.... , elles auraient intérêt à produire leur contenu seules et sans intervention extérieure de qualité.
De toute évidence, nous ne pouvons nous permettre de ne pas produire des contenus grand public, susceptibles de toucher le plus grand ombre pour servir nos causes.
Un bon lobbying pour des causes sociétales (santé, discrimination, soutien aux populations démunies...) sans très grand moyen (ce n'est pas l'armée...) est à ce prix.
Isabelle Chandler
Rédigé par : Isabelle Chandler | 10 mai 2010 à 22:39