Article écrit par Matthieu Guével : voir également sur le sujet "luxe et art" le blog de Matthieu L'art du shopping
Les réflexions des historiens et des philosophes sur le travail artistique et le sentiment esthétique sont souvent d’une grande utilité pour comprendre les enjeux du luxe et de la création. Ces domaines entretiennent en effet entre eux des rapports étroits, ils font appel à des ressorts psychologiques et culturels proches. Si bien que les apports théoriques ou les concepts forgés par les premiers sont parfois utiles et les professionnels du luxe sont bien inspirés d’en faire usage dans leurs problématiques de communication et de marketing.
Prenons par exemple cette question maintes fois débattue de savoir « qu’est-ce que l’art ? » - question qui rejoint d’ailleurs celle si souvent posée de savoir « qu’est-ce que le luxe ? » autre preuve de la proximité des deux domaines. Le célèbre critique Nelson Goodman avait d’ailleurs coutume de dire que la véritable question n’est pas « qu’est-ce que l’art ? » mais plutôt « quand est-ce qu’une œuvre fonctionne comme œuvre d’art ?». Grosso modo, pour Nelson Goodman, une œuvre est susceptible de procurer un sentiment de nature esthétique lorsqu’elle obéit à certains critères, et en particulier des critères de densité, de saturation relative, de symbolisation (Manière de faire des Mondes, Folio).
Pour le dire vite, une œuvre d’art est saturée de sens, d’intentions, elle est dotée d’une densité que n’ont pas les autres objets. Nelson Goodman prend l’exemple d’un dessin de Hokusai représentant la montagne Fuji Yama à l’aide d’un simple trait. Dans ce dessin d’artiste, la moindre variation de forme a son importance, la moindre variation de couleur ou d’épaisseur est chargée de sens, chaque zone du dessin interagit avec l’ensemble et la plus petite modulation fonctionne comme un symbole (de douceur, de robustesse, de calme, de sagesse, etc). On peut regarder le dessin plusieurs fois et y redécouvrir à chaque fois de nouvelles modulations, y projeter un sens nouveau. Cette même ligne représentant cette fois-ci un cours de bourse fonctionne de façon très différente : elle ne symbolise rien, elle n’exemplifie rien, elle indique un résultat. On en a très vite fait le tour et elle n’est le symbole de rien du tout.
C’est la même chose dans le domaine du luxe. L’objet et la communication de luxe sont régis par ces mêmes principes de densité et de saturation : (i) « plus je regarde, plus je vois » (the closer you look, the more you see) et (ii) « plus je m’intéresse plus je découvre ». Un objet de luxe est un objet à tiroir, que l’on n’a jamais fini de regarder, qui réserve toujours des surprises, dans ses finitions mêmes les plus secrètes. Une (vraie) publicité de luxe fonctionne comme une œuvre que l’on peut regarder plusieurs fois sans en épuiser le sens. Il y a toujours un effet de lumière, une référence culturelle, un jeu chromatique à découvrir à mesure qu’on la regarde.
Ce qui fonctionne dans le domaine matériel des produits et de l’image publicitaire est également vrai dans le domaine immatériel de la culture et de l’imagination. Plus je m’intéresse au produit de luxe, par exemple un sac Lady Dior (voir ici), plus j’en apprends sur l’art de la maroquinerie, l’artisanat du cuir, l’histoire de la marque, les raisons du choix des formes ou d’une matière, les personnes qui ont adopté ce sac, Lady Diana, la tradition des cadeaux présidentiels, etc.
Tout ce patrimoine immatériel constitue un arrière plan symbolique qui permet à l’objet de luxe de fonctionner comme objet de luxe. Sans cette densité, sans cette saturation visuelle ou culturelle, c’est juste un sac hors de prix. Le problème, c’est qu’il n’est pas toujours facile de restituer la densité de ce patrimoine à ceux qui ne la connaissent pas déjà. Les marques de luxe s’en remettaient jusqu’ici au talent d’un vendeur en boutique, capable de faire partager ce patrimoine au néophyte, ou à la curiosité du consommateur lui-même, qui a déjà le bagage culturel nécessaire pour profiter pleinement de l’article de luxe. C’est souvent le même problème en art : c’est souvent ceux qui savent en profiter qui en profitent.
La production de contenu permet aux marques de luxe d’exprimer pleinement leur niveau de densité immatérielle, de la faire intervenir au même niveau que le levier de la densité visuelle dans la communication. Elles peuvent désormais plus facilement faire comprendre aux consommateurs intéressés par une marque que « plus ils vont s’y pencher, plus ils vont découvrir ». C’est aussi cela, être aspirationnel.
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